Patrick Guillou Directeur de Port d’Ehoala
27 mars 2014 - ÉcoNo Comment   //   2636 Views

n°48

Nommé en juin 2013 à la tête de Port d’Ehoala, il a la délicate mission de dégager des recettes nouvelles dans un port encore trop dépendant de l’ilménite de Rio Tinto. Autre casse-tête, le retard pris sur l’aménagement de la zone industrielle de 440 ha d’Ehoala Park. Tiens bon la barre et tiens bon le vent ?

Votre nomination marque-t-elle un changement de cap dans la stratégie de Port d’Ehoala ?

Je me situe évidemment dans la ligne d’action dePhilippe Murcia, mon prédécesseur. Il a eu la tâche ingrate de lancer le projet, de débrouiller l’imbroglio administratif qui a permis d’arriver à la convention de concession globale de 2006 et à l’ouverture officielle du port en juillet 2009. Il faut rappeler que Port d’Ehoala SA est le fruit d’un partenariat public privé entre QIT Madagascar Minerals (QMM), filiale de Rio Tinto, et l’État malgache représenté par l’APMF (Autorité portuaire maritime et fluviale), l’autorité concédante. La banque Mondiale a pour sa part octroyé un prêt de 35 millions de dollars à l’APMF au titre projet Pôles intégrés de croissance (PIC) de la région Anosy. Quatre ans et demi, c’est évidemment trop tôt pour préjuger de l’avenir, mais en l’état actuel des choses on doit bien constater que le port est déficitaire et qu’on a pris du retard sur l’aménagement de la future zone industrielle et commerciale d’Ehoala Park. Dans un contexte où le marché de l’ilménite va mal… Quelle que soit la conjoncture, Rio Tinto a de toute façon besoin d’un port en eau profonde pour acheminer le minerai extrait de la mine à ciel ouvert de Mandena vers l’usine de traitement de Sorel, au Canada. C’est un gisement très important, d’une capacité de plus d’un million de tonnes par an sur 50 ans. Il est vrai que le cours mondial de l’ilménite est actuellement très bas et que le traitement à base de chlorure du minerai au Canada surenchérit le coût. Mais cela ne doit en rien grever le destin d’Ehoala port reconnu d’utilité publique bien que sa gestion soit privée. C’est cette activité qu’on veut développer, alors que l’ilménite représente aujourd’hui, et c’est trop, les deux tiers des volumes du port. N’oublions que d’ici 40 ans, à la fin de la vie de la mine, Ehoala relèvera de la seule autorité de l’État malgache. D’ici là, il s’agit d’externaliser au maximum le port par rapport à la mine. On dégagera ainsi de nouvelles recettes, on amortira les 245 millions de dollars (USD) investis par Rio Tinto pour sa construction et on parviendra même au final à baisser les coûts de l’ilménite.

On est à fonds perdu depuis quatre ans

Qu’en est-il aujourd’hui de l’activité du port ?

On en est à 800 000 tonnes par an de marchandises manutentionnées, ilménite y compris. Pour donner un ordre de grandeur, Port-Louis, premier port de l’océan Indien, tourne à 7 millions de tonnes et La Réunion à 4 millions. Là-dessus, les conteneurs – on va dire l’activité publique du port – constituent à peine 250 000 tonnes. On traite 6 000 conteneurs par an, alors qu’il en faudrait quatre fois plus pour rentabiliser l’activité. A cela s’ajoute que Port d’Ehoala coûte chaque mois à QMM 150 000 USD en redevances domaniales reversées à l’APMF, sans rien en retour au niveau des infrastructures qu’elles sont censées financer. On est quasi à fonds perdu depuis quatre ans. Bref, il nous tarde d’installer cette dynamique de développement qui est inscrite dans le projet PIC. Là aussi, il est indispensable que le port crée de la richesse pour qu’on puisse passer à la phase 2 du projet qui est le développement de l’arrière-pays. L’activité croisière se porte plutôt bien… Absolument, et c’est l’un de succès de mon prédécesseur. Pour cette seule saison 2013-2014, avec 14 escales programmées, on attend près de 20 000 touristes, soit autant que depuis l’ouverture du port à aujourd’hui ! Les croisiéristes restent huit heures à terre en moyenne et viennent ici pour l’authenticité des paysages. Mais je ne suis pas sûr que l’offre des touropérateurs soit au point, en raison notamment du mauvais état des routes qui rend difficile tout déplacement hors du centre-ville. Sans parler d’un affairisme local déplacé qui ne peut que faire fuir les touristes en taxant la course en taxi aller et retour à 60 dollars… Pourquoi le port ne génère-t-il pas plus de volume ? Ehoala n’a pas encore les infrastructures qui lui permettraient de rivaliser avec Port-Louis et les autres ports de la sous-région. Aujourd’hui, il faut des sites mécanisés pour aller vite, notamment des portiques à conteneurs. Mais tout cela ne doit pas estomper le vrai potentiel d’Ehoala. C’est en fait le port le plus profond de l’océan Indien avec un tirant d’eau naturel de 15,80 mètres : la profondeur du port est un avantage réel, la taille des navires porte-conteneurs ne cessant d’augmenter. L’autre avantage est géostratégique : on se trouve ici à la convergence de toutes les routes maritimes : Asie-Afrique du Sud et Amérique du sud et continent nord Américain, côte Est africaine, axe Afrique-Asie. En clair, Ehoala pourrait disputer à Maurice son ambition de devenir le port « hub » de l’océan Indien… Pas exactement, même si Port- Louis commence à être saturé, victime de son succès. Tout comme Singapour d’ailleurs. Fort-Dauphin a tous les atouts pour devenir une plateforme de transbordement (hub) pour les gros porte-conteneurs. Au lieu d’acheminer leurs cargaisons vers les pays clients de la sousrégion, ces derniers viendraient tout stocker à Port d’Ehoala et l’approvisionnement local se ferait par des navires de moindre capacité, là encore gain de temps et réduction de coûts. Par l’espace et le tirant d’eau, on a en tout cas une potentialité bien supérieure à Toamasina pour devenir ce hub régional. Dans ce dispositif, la mise en oeuvre de la zone industrielle d’Ehoala Park est fondamentale… On met à la disposition des investisseurs 440 hectares de terrains attenants au port de façon à ce qu’ils produisent ici de la valeur ajoutée et stimulent par là même notre activité conteneurs. L’idéal serait une industrie de transformation, par exemple automobile, dont les intrants seraient montés à Fort-Dauphin et exportés sur la sous-région. En clair qu’Ehoala fonctionne comme une plateforme d’éclatement. Les terrains sont proposés aux investisseurs sous forme de contrats d’occupation sur 50 ans. Le découpage se fait par lotissements de 20 ha et on en est encore à la mise en vente du premier.

Pourquoi ce retard ?

Les prix proposés jusqu’ici étaient trop forts. Une de mes premières mesures a été de baisser de moitié le prix du foncier passé de 1,25 euro le mètre carré annuel (coût d’amodiation) à 0,67 euro pour les Fort-Dauphinois, 0,77 euro pour les gros investisseurs et 0,99 euro pour les petits opérateurs. On veut privilégier l’agroindustrie, mais comme on dit, premiers arrivés premiers servis… À ce jour (N.D.L.R. novembre 2013), 5 hectares sont amodiés à SOS Village d’enfant qui va construire un centre d’hébergement et de restauration et à LPSA (Logistique Pétrolière SA), une co-entreprise de stockage de carburant entre Total et Shell. Les suivants ? On a 73 manifestations d’intérêt dont une bonne dizaine me semble solide. Par exemple, un projet d’abattoir avec provenderie destiné à l’exportation sur la sous-région et qui sera accompagné d’un institut de formation aux métiers de la boucherie. Également un groupe sud-africain spécialisé dans la fabrication de bouteilles plastiques pour sodas. Les Chinois pourraient être intéressés pour produire ici des voitures, des scooters ou des tuk tuk. Tout cela fait qu’Ehoala Park finira par exister, et avec lui les quelque 5 000 à 8 000 emplois qui seront créés dans un premier temps sur le site. Le désenclavement de Fort-Dauphin n’estdonc pas une utopie… Je suis convaincu que d’ici 50 ans Ehoala aura su devenir un port public d’importance régionale et qu’on trouvera ici des hôtels haut de gamme et des quartiers résidentiels. Mais il faut que le pays suive ! L’initiative privée et les bailleurs de fonds internationaux ne peuvent remplacer une vision collective. Le principal handicap est qu’il n’y a pas d’infrastructures routières pour servir le marché intérieur et 15 % du réseau a disparu ces quatre dernières années. Ce qu’il manque, c’est une vraie volonté politique. La culture du kabary ne remplace pas l’action, la richesse culturelle de ce pays est parfois aussi son handicap…

Devenir le port 70 hub de l’océan Indien

Port d’Ehoala en chiffres

Ouverture : juillet 2009
Investissement : 282 millions USD
QMMRio Tinto : 247 millions
USD, État malgache : 35 millions USD)
5e port de Madagascar
493 escales de navires
toute catégorie*
16 509 touristes de croisière*
22 146 containers
manutentionnés*
2,1 millions de tonnes
de marchandises
manutentionnées
(vrac, hydrocarbures,containers)*
(* de juillet 2009 à août 2013)

C’est la mer qui prend l’homme

À 59 ans, c’est un peu sa dernière bordée, son baroud d’honneur à Fort- Dauphin. Breton, il se flatte d’avoir la mer inscrite dans ses gènes, mais c’est bien le moins quand on compte un Guillou chirurgien de marine mort dans l’expédition de La Pérouse (1785-88) et qu’on est la septième génération d’officiers (la huitième avec sa fille, commandant de navire à 36 ans et un fils de 26 ans lieutenant). Après avoir fait « du pétrole, du nucléaire, du paquebot, du porte-conteneurs » comme capitaine de première classe, le plus haut brevet sur les navires long-courriers, il met sac à terre en 1987 pour se consacrer à d’autres activités de marine : chantiers navals, organisation de transport, logistique industrielle. On le retrouve à la tête du plus gros projet de pipeline en Afrique, celui d’ExxonMobil entre le Cameroun et le Tchad. Un chantier qui a duré 12 ans et pour lequel il contrôlait toute la chaîne d’approvisionnement des États-Unis au Tchad. En tout « 25 ans d’Afrique », auxquels il convient d’ajouter la Grande Île. Un pays qu’il connaît bien pour avoir été président de plusieurs sociétés du Groupe Bolloré à Madagascar, alors qu’il était directeur général de Saga CTL (Commission de transport et logistique) à Paris.

Propos recueillis par Alain Eid
Photos : Bernard Wong

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