Lettres de Lémurie par Johary Ravaloson
7 avril 2015 - CulturesNo Comment   //   2370 Views   //   N°: 63

… Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi » Harlem, Eddy Harris.

Naivo, Madagascar entre poivre et vanille,
Petits portraits à plume débridée
Recueil de nouvelles, éditions Sépia, St-Maur-des-Fossés, 2015, 135p.

Voilà un livre que j’aurais pu manquer injustement. Sa couverture trompera sans doute les gourmets, la partie supérieure, et les amateurs de polar, la partie inférieure – une caricature des personnages signée Andry Patrick. Il a fallu également qu’elle soit orange et verte et que la lettrine porte les couleurs nationales. Dans une librairie, je serais passé à côté. Mais j’ai eu la chance de lire la version pdf avant de l’avoir vu en vrai. Passant ainsi à travers cette couverture étrange, on plonge page après page dans l’écriture fine de Naivo qui portraiture à tout va avec huit nouvelles.

En dehors de la dernière nouvelle, Un petit coin d’azur, primée au Concours RFI/ACCT de 1996, qui a révélé notre auteur au public, les sept autres ont comme narrateur un journaliste curieux, un peu niais et qui écrit des poèmes. On rencontre alors, au fil de ses enquêtes et déambulations professionnelles et personnelles dans les strates et les recoins de Madagascar, des hommes et des femmes aux fonctions importantes, tour à tour dignes, ridicules ou scandaleux, mais aussi quelques personnages de l’ombre, victimes terrorisées ou manipulateurs ; en quelque sorte, des archétypes de La grande marmite (titre d’une des 8 nouvelles).

Ainsi, par exemple, à gauche, sous la lumière,
« La tante Saholy était une femme d’une cinquantaine d’années, au verbe vif et imprévisible. Elle avait le visage poupin, les cheveux coupés court, la mise distinguée. Quand je revins, elle tirait de brèves bouffées de son fume-cigarette tout en jetant des regards expérimentés autour d’elle…
Ma dynamique tantine appartenait à cette minorité qui, chez nous comme chez d’autres, joue le rôle de vitrine. Son mari avait hérité de ses pères un commerce lucratif échafaudé avec des traitants étrangers sous la monarchie. Elle-même descendait d’un trisaïeul vendeur d’esclaves et importateur de fusils reconverti dans l’immobilier. Ces parents miens prospéraient désormais dans l’halieutique, le textile et les huiles essentielles. »

Au milieu à droite,
« Le mari du juge Florence avait fait fortune en s’acoquinant avec des loubards au pouvoir. Rejeton de quincailliers aisés, il avait taillé sa propre route dans le milieu interlope des amis patentés du régime, où des clans entiers ripaillaient sur les contrats publics juteux octroyés en veux-tu en voilà. Le gars, prénommé Julien, s’était forgé son style personnel du mafioso tropical, paradant à la tête d’une société de communication qui brassait du vent. Ses fils glandaient en BMW et lunettes noires dans la ville et dépensaient les sous de papa en attendant de prendre de la bedaine et de s’essayer à la politique. La petite famille comptait parmi les paroissiens fidèles du vieux temple d’A…, où Florence servait en tant que diacre aux offices du dimanche. »

Au milieu à gauche, l’homme au noeud papillon et à la valise,
« Moïse Rabiby était aujourd’hui un homme d’affaires nouvelle vague, portant gilet et queue de cheval et pourvu d’une voix suraiguë glapissant « Allô, Chouchou ? » toutes les deux minutes dans son téléphone portable, qu’il gardait vissé à son oreille en toutes circonstances. Dans le bureau spacieux qu’il occupait, orné d’un petit salon tout de cuir noir et verre fumé, l’homme écoutait ses visiteurs en pivotant constamment sur son fauteuil de président, de sorte qu’on le voyait de face et de profil à la fois comme dans un portrait dada. Cigare en moins car il ne fumait pas, préférant les bonbons mous, l’image donnée reproduisait assez fidèlement les scènes du dernier navet à gros budget sur les tribulations d’un gommeux à Wall Street. Sauf qu’au lieu des pointillés lumineux d’une mégalopole américaine, la baie vitrée, derrière, ouvrait sur les façades pourries d’un bidonville de Tana. »

A droite toujours sous la lumière,
« … Armance s’était débrouillé pour être nommé conseiller technique d’un secrétaire d’État natif du sud, placé sous la férule d’un ministre issu du centre, dans un échiquier politique et régional recomposé où tout le monde avait perdu le nord.
Armance avait été élu haut la main lors de la dernière législature, humiliant le député sortant qui, distrait par une chaude-pisse chronique attrapée aux soirées panpan de l’élite politique, n’avait pas senti le vent tourner. Il voulait maintenant rempiler … ».

Ainsi, après Au-delà des rizières, un roman historique se situant dans l’Imerina de Radama puis de Ranavalomanjaka, sorti chez le même éditeur en 2013, Naivo nous revient et nous fait plaisir avec des portraits qui n’ont rien de l’exotisme facile annoncé.

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