Lettres de Lémurie : En eaux troubles
4 juin 2015 - Cultures LivresNo Comment   //   1992 Views   //   N°: 65

L’auteur réunionnais part de la tragédie contemporaine des côtes infestées de requins de l’île soeur. Ce phénomène empêchant les surfeurs de jouir de leur passion a déclenché de multiples débats sur la place de l’homme dans la nature : Faut-il tuer les requins ? Les irresponsables qui les ont fait pulluler ? Les surfeurs ? Etc.
Ainsi votre serviteur, touché de très près par la question « Que faire lorsque votre spot préféré ferme ? », le surf assurant à l’époque la flottaison de mes journées, je répondais dans Géotropiques sorti en 2010 (éditions Vents d’Ailleurs et Dodo vole), par la virevolte : le surf permanent, sur tous les spots, jouant sur la diversification pour diminuer les risques, hors de l’eau même si nécessaire, avec les mots …

Hélas, les attaques se multiplient et les drames touchent de plus en plus de spots, brisant des vies. Dans son onzième roman, Jean-François Samlong, en bon écrivain, s’éloignant des cris de la foule, trouve matière à explorer l’âme humaine et nous raconte l’histoire d’une rédemption. Il commence ainsi : « La mer avait avalé son fils. Depuis elle dormait peu, et se réveillait la nuit toujours baignée de sueur. Une sueur d’effroi qui glaçait son corps. Elle se levait, se dirigeait vers la fenêtre, tirait les rideaux, comme si une agréable surprise l’attendait sur le ruban de sable, mais dans la pâle clarté lunaire, que remarquait-elle ? Plage déserte, morne. »
L’ambiance est posée dès le premier paragraphe, l’écriture est au plus près des personnages. L’empathie vient naturellement. Si les surfeurs lisaient, ils comprendraient qu’il n’y a pas qu’eux qui souffrent en fait de la situation. Il y a aussi les proches. Et les surfeurs étant généralement jeunes, les parents souffrent. La mère. Et la souffrance de la mère est sans fond. Surtout quand elle ne peut faire son deuil, quand elle n’a pas retrouvé le corps de son fils. Comme Madou.
«( …) On est encore à espérer, à supplier, à croiser les doigts, tant pis pour les oiseaux qui piaillaient quand, debout devant la fenêtre, elle se répétait qu’il était de son devoir de surveiller si, par miséricorde ou repentance, la mer ne lui rendait pas son fils. »
Et elle surveille aussi les ventres des requins. Elle achète tous les squales ramenés par les pêcheurs, les marteaux, les tigres, les bouledogues, pour voir si leurs estomacs ne contiennent pas la montre étanche que son fils n’enlevait jamais. La retrouver pour Madou serait un double soulagement : d’abord pour la certitude, la fin du fol espoir, certes, mais une certitude ; puis, pour la vengeance également, car le coup du sort est des plus injustes, on ne peut pardonner. Au moins, en faire du potage d’aileron ! « Un antique rituel : manger l’ennemi ».
« ( …) Combien de requins faut-il dépecer pour qu’elle retrouve la paix ? » Entre douleur, culpabilité, déni, haine de cette mer avaleuse d’hommes et révolte, la folie guette Madou. Ce n’est pas d’étriper tous les sélaciens de tous les océans qui la sauverait. Ça, ça la fait juste rire nerveusement : « elle a ri comme l’hyène ». Le mari, Nicolas, s’inquiète. Il ne sait plus que faire car la souffrance de sa femme creuse un gouffre entre eux.
« Te sens-tu concerné par tout ce qui m’arrive ? Après tout, Bruno n’est pas ton fils ». « Te sens-tu concerné par tout ce qui m’arrive ? Après tout, Bruno n’est pas ton fils ».
« ( …) C’était la mère qui le regardait. Lui, il regardait la femme qu’il aimait en songe, la femme nue, convoitée, celle qui, respirant l’amour et la joie de vivre, l’avait enjôlé, et conquis ».
Surgit alors une idée saugrenue dans la bouche du mari : « Tu devrais lui téléphoner ! » (p. 22).
Lui, c’est Ludovic, le vrai père de Bruno qui avait abandonné la mère enceinte, « hagarde et l’oeil larmoyant, avec ce pli entre les yeux, les ailes du nez frémissantes. Il lui avait fallu beaucoup de fermeté (de son point de vue) et de froideur dans le ton pour rompre avec elle ( …) ».
Plus de vingt ans après, deux mois après la disparition de Bruno, un dimanche, une rencontre est prévue. Madou, Ludovic et Nicolas nagent en eaux troubles. Lequel est un requin pour les autres ? Peut-être que comme pour le vrai requin il n’y a « pas de fureur ni de fourberie. Ni de mélancolie ».
Jean-François Samlong est docteur en lettres et sciences humaines, il sait qu’il faut « donner un sens aux êtres et aux choses pour mieux appréhender la réalité, la vérité de l’esprit, la grandeur d’âme ». Et nous, nous savourons ce roman profond, fruit de ce savoir et rappelant le postulat suivant : « Il n’est pas de véritable amour qui ne soit une folie, de toutes les folies la plus folle ».
Lémuriquement vôtre, 

Jean-François Samlong, En eaux troubles,
roman, collection Continents noirs, Gallimard, Paris, 2014, 215 p. 

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