Lettres de Lémurie : Nathacha Appanah, Tropique de la violence
11 octobre 2016 - CulturesNo Comment   //   1930 Views   //   N°: 81

Nathacha Appanah, Tropique de la violence,
roman, éditions Gallimard, collection blanche, Paris, 2016, 175 p.

L’auteur mauricienne déchire le voile sur une tragédie qui se passe très près de chez nous, à Mayotte.

« Oh, après tout, ce n’est peut-être qu’une vieille histoire, cent fois entendue, sans fois ressassée. L’histoire d’un pays qui brille de mille feux et que tout le monde veut rejoindre. Il y a des mots pour cela : eldorado, mirage, paradis, chimère, utopie, Lampedusa. »

Ici, c’est Mayotte, une enclave française dans l’archipel des Comores. Pour beaucoup de Comoriens et aussi de quelques Malgaches, débarquant par milliers en kwassas, ces embarcations de fortune qui échouent clandestinement sur les plages mahoraises quand elles ne coulent pas dans le plus beau lagon du monde, l’île française représente une meilleure vie…

Une vie vue comme tellement meilleure que lorsqu’ils sont reconduits à la frontière, certains n’hésitent pas à abandonner sur place leurs progénitures, comptant sur le pays des Droits de l’homme pour ne pas rejeter les enfants sans identité. Mais, malgré tout, la France est loin du Canal de Mozambique et l’État providence n’est plus ce qu’il était. Les enfants abandonnés grandissent à l’état sauvage et forme une bande écumant le quartier de Gaza.

« Gaza c’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza c’est un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France. »

Tropique de la violence dénonce ce scandale. Un réquisitoire terrible qui nous plonge au cœur de l’inacceptable et qu’on arrive à voir en face grâce à l’écriture comme toujours sans fioriture de l’écrivaine et aux voix multiples qu’elle a adoptées et dirigées pour former un chorus tragique sans concession.

Il y a d’abord Marie, une femme qui a « un tel désir pour ce pays, un désir de tout prendre, tout avaler, gorgée de mer après gorgée de mer, bouchée de ciel après bouchée de ciel » et qui voudrait avoir un enfant. « Il y a tant de femmes enceintes, tous ces bébés, dans tous ces bras, pourquoi pas les miens ? Tous ces bébés nés sans même qu’on les désire, alors que moi, je prie, je supplie. »

Et son vœu est exaucé. Une clandestine lui offre le petit Mo, qui a des yeux de couleurs différents. « La mère me dit alors en faisant des grands signes vers le petit garçon « lui bébé du djinn. Lui porter malheur ».

Mo, de Moïse et non de Mohammed comme on serait tenté de croire, sera élevé comme l’enfant de Marie, mère adoptive aimante mais blanche. Ce qu’il lui reprochera à l’adolescence. « Je lave de ma langue les mots qui blessent, je gobe entière la colère, je frotte avec mon corps la surface de notre amour pour qu’il soit de nouveau lisse et velouté. »

Rien n’est lisse et velouté. Comme pour punir l’adolescent de son ingratitude, le malheur arrive en cascade, lui tombe dessus. Inexorablement. Comme une falaise qui s’effondre.

« Ne t’endors pas, ne te repose pas, ne ferme pas les yeux, ce n’est pas terminé. Ils te cherchent. Tu entends ce bruit, on dirait le roulement des barriques vides, on dirait le tonnerre en janvier mais tu te trompes si tu crois que c’est ça. Écoute mon pays qui gronde, écoute la colère qui rampe et qui rappe jusqu’à nous. Tu entends cette musique, tu sens la braise contre ton visage balafré ? Ils viennent pour toi. »

Le roman polyphonique permet de tout voir, de tout comprendre de la violence de cette île complexe et de son histoire ambiguë.

On entendra la voix des Mahorais qui ne cherchent qu’à vivre une vie sans histoire dans une République française qui est venue les chercher. On entendra la voix des autres Comoriens qui espèrent une autre vie. On entendra ce flic qui veut appliquer la loi française dans ce département perdu, son désarroi. On entendra la voix de Bruce, le jeune chef de gang de Gaza. On l’entendra de l’au-delà de la vie. L’écriture quand c’est bien manié peut tout. Même de faire parler les morts. On entendra la voix de Marie, morte de son désamour. On entendra la voix de Mo, victime emblématique de la grande histoire qu’il n’a même pas eu le temps de comprendre.

On entendra la voix forte de Nathacha Appanah. Il est grand temps.

« Depuis le temps que ça gonfle cette violence, cette onde destructrice, cette énergie brûlante qui sort d’on ne sait où ; tous ces morts dans le lagon qui vont se réveiller aujourd’hui et nous hurler à la face jusqu’à ce qu’on devienne fou. Depuis le temps qu’on prédit la guerre, qu’on guette le bruit des armes à feu et les cris des bêtes sauvages.(…)

Pourtant, il n’y a jamais rien qui change et j’ai parfois l’impression de vivre dans une dimension parallèle où ce qui se passe ici ne traverse jamais l’océan et n’atteint jamais personne. Nous sommes seuls. D’en haut et de loin, c’est vrai que ce n’est qu’une poussière ici mais cette poussière existe, elle est quelque chose. Quelque chose avec son envers et son endroit, son soleil et son ombre, sa vérité et son mensonge. Les vies sur cette terre valent autant que les vies sur les autres terres, n’est-ce pas ? »

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