Lettres de Lémurie
5 mai 2015 - CulturesNo Comment   //   2126 Views   //   N°: 64

«… Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi »
Harlem, Eddy Harris.

Le voici donc réédité, huit ans après la première édition chez Bibliothèque malgache, plus de dix après la parution en feuilleton au journal L’express de Madagascar, une vraie révélation à l’époque : l’écriture contemporaine enfin au pays.

Dans cet ouvrage sont livrés dans un style d’étrange liberté, trois courts récits tournant autour de la vie du narrateur, J.-C.M. pour les intimes, et de personnages passionnés comme lui dont la vie a basculé au contact de Madagascar : « Des perdus de l’existence », des Vazaha donc (puisque nous autres Malgaches, on naît et, si on est sur la Terre des ancêtres, on est ;-) Et ce n’est pas pour exclure que je le dis mais pour la différence car c’est justement de cela que parle Jean-Claude Mouyon, notamment dans son Tsapiky (le n° 2) lequel ne crie que pour dire le décalage culturel, n’ayons pas peur des mots, le mystère qui fait que ces étranges étrangers, « les coopérants, les techniciens de tous poils, les 

consultants machin chose, les ONGistes chroniques, large ! », mais des amoureux en fait, n’arrivent pas à comprendre ce pays « souvent magique et parfois désespérant » ni ses autochtones, « souvent on comprend trop tard », avertit-il, tout en n’arrivant pas à les quitter, même quand des événements tragiques comme ceux contés dans Roman noir (le n° 1) les frôlent de très près, menaçant jusqu’à leurs vies : « Comme les notes d’une guitare qui aurait perdu les doigts de son maître et continuerait à plaquer les mêmes accords encore et toujours pour se souvenir et dire et hurler qu’ici il n’y a rien et que ça valait le coup de passer un moment de sa vie dans ce Nulle Part Sur Rien. » C’est si universel que même nous comprenons que nous ne comprenons pas non plus ce pays « souvent magique et parfois… » 

Malgré le ton grinçant (« C’est doux et râpeux à la fois, peut-être comme du rhum en vrac » en dit notre critique national Pierre Maury), du Bukowski au pays des épines, du Beko rhumancé, jouant à plaisir des répétitions pour noyer la lucidité du buveur, « C’est pas l’illusion qui nous étouffe », prévient J.-C.M., et martelant le rythme au pied comme nous triturons de tous côtés la natte du fihavanana, « Mais nous ne sommes pas ailleurs. Nous sommes ici, dans cette rue-sans-nom, au coeur d’un quartier qui est un village, le mien, pardon, celui qui m’abrite. On est à peu près quatre mille à patauger là, dans une étrange liberté », oui, vous avez compris, ce livre est un hymne à « l’unité, l’amitié et l’attachement à la terre ». Un Ondra (titre du n° 3). Une danse d’hommes dans la nuit. « Je vous y vois comme si vous y étiez. Elle vous ressemble un peu. Vous l’aimeriez ».

Pas d’histoire (Roman noir, le premier de la trilogie a failli avoir une intrigue, un Monpère voulant se défroquer mêlé dans de sombres trafics, un Mpaka-fo ;-), rarement moralisant, toujours amoureux. Des portraits saisis et saisissants des gens du quartier. « Dans la boutique en planches derrière nous, c’est Tai Be. (…) Tai Be c’est pas un nom, c’est un juron. Et à force de l’utiliser, Tai Be a fini par devenir Tai Be. Autrement dit Grosse Merde. Lui, il fait dans l’épicerie ». Puis, il y a aussi Vautour, un autre épicier, Maman Pute, un autre genre d’épicier, Maman be, une autre maman, l’Archi, le Proc, LR, Caca Citron, François des Assises, Momo et les autres, puis Boketra, la femme, et Tamarine, la fille née sous un tamarinier et qui aime lire et pour qui J.-C.M. a composé les Tamarines, « 365 contes pour Tamarine, écriture pur jus de fruits » et rhum en vrac pour les autres, que de la vie, née de ce désir de l’autre, désir d’autre ! Comme Tamarine, on se sent bien quand on lit.

Journaliste, longtemps chroniqueur aux Nouvelles (rappelezvous Le jour où j’ai failli…), auteur de pièces de théâtre et radiophoniques et de romans (on va parler prochainement du fameux Beko ou la nuit du grand homme, toujours édité par Pierre Maury en 2008), Jean-Claude Mouyon écrivait l’interculturel. Il est parti le 22 décembre 2011. Trop tôt. Parti, non pas immortel « sous la coupole » (J.-C. M n’y comptait pas) mais « parmi les étoiles et les vents » (J.-J. R.) des Lettres de Lémurie.

Jean-Claude Mouyon, Roman vrac,
trilogie, éditions no comment®, Antananarivo, 2015, 193 p. 

S’en est allé le rejoindre ce mardi 31 mars notre ami Salim Hatubou, écrivain et conteur comorien, à 43 ans. 

Né en Ngazidja (Grande Comore), Salim Hatubou rejoint son père, vivant dans les quartiers Nord de Marseille, à l’âge de 11 ans. Son oeuvre est nourrie dans sa forme par la littérature orale comorienne (Les contes de ma grand-mère, éditions L’Harmattan, 1994). Son écriture parle d’exil, d’immigration et d’identité : ainsi L’odeur du béton, éditions L’Harmattan, 1998, Métro Bougainville, éditions Via Valleriano, 2000, (en collaboration avec le photographe Jean-Pierre Vallorani) ou encore Marâtre, éditions KomEdit, 2003.

Le poète Saindoune Ben Ali dit que « Hatubou a voulu construire des ponts comme pour mieux assumer sa fonction de passeur, non pas en dispensant uniquement des émotions, des  

rêves et des sagesses, mais en adoptant pour métier d’ouvrir des portes entre les cultures ».

Son dernier livre Mohéli ou le destin conté de Djumbé Fatima publié en 2014, deuxième volet d’un projet en 4 volumes inachevé, souligne ce penchant pour l’interculturel. « C’est un récit à trois voix qui raconte la nuit, qui est la nuit la plus longue de cette belle et tendre princesse Djumbé Fatima, reine de Mohéli le jour où son palais allait être bombardé par la marine française, où on a voulu la capturer pour l’exiler à Bourbon. Cette reine va se réfugier à Nyumashiwa avec sa cour et pendant cette nuit, elle parle à un homme qui l’a aimée et qui s’appelle Joseph Lambert. Elle lui parle et lui reproche des choses et il dit qu’il est la cause de sa perte ».
Nous n’aurons plus sur facebook, ses Entendus au café dans lesquels Salim Hatubou s’amusait des stéréotypes de part et d’autre. Mais il nous reste ses livres. Et ceux de toute la Lémurie et des autres.
Lémuriquement vôtre,

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