Texaco de Patrick Chamoiseau, ou comment raconter l’histoire d’un pays
26 octobre 2025 // Littérature // 1448 vues // Nc : 189

Texaco n’est pas un roman, c'est un monde, un univers. Écrit par Patrick Chamoiseau, écrivain d'origine martiniquaise, il a obtenu le plus prestigieux des prix littéraires de France, à savoir le prix Goncourt, en 1992. Texaco, c’est une langue, c’est une histoire, c’est un pays.

TEXACO, L’EN-VILLE ET LA NÉCESSITÉ DE L’INFECTION LANGAGIÈRE

La langue de Texaco est particulière. Au-delà de l’exotisme dans lequel les critiques voudraient l’enfermer, cette langue est avant tout une nécessité. Comment raconter les palpitations de l’histoire d’un peuple sans parler sa langue ? Comment conter cette histoire à l’Autre, si ce n’est en habitant sa parole ? Dynamique bicéphale d’un tiraillement langagier, double motorisation qui donnera naissance à ce français autre, infecté profondément par le créole, habité de son rythme, de sa structure, que parlera Marie-Sophie Laborieux, personnage principal du roman.

Parmi les mots de Texaco, « En-ville » est sans aucun doute le plus intéressant. Tout tourne autour de ce terme. Sa construction provient de ce que Marie-Sophie Laborieux désigne comme « écrire-déchirée ». Un passage du livre explique le procédé qui de bout en bout hante la langue du roman :
« Ti-Cirique n’avait plus le temps de me lire. Il était dépassé par ce balan de vocables dénoués dans l’alphabet, cette tristesse découpée en virgules pour instruire des silences ; cette langueur qui m’inspirait des mots balafrés par des traits, ou ces mots laissés inachevés pour ouvrir chaque page à mon Arcadius. »

Mais « écrire-déchirée » c’est aussi l’héritage du passage de l’oralité du créole vers le français. En effet, en créole antillais (comme en malgache d’ailleurs), la langue parlée est fluide, compacte, sans césure nette entre les mots. Quand on a voulu la transcrire, certains écrivains ont utilisé des traits d’union pour matérialiser l’oralité et marquer le rythme. Ce trait d’union de l’« écrire-déchirée » c’est la marque que porte la langue française, cicatrice infligée par la nécessité du créole. Et « En-ville » est né de là.

Dans un passage, l’urbaniste venu raser la ville et qui a fini par la sauver déclare :
« La langue créole ne dit pas “la ville”, elle dit “l’En-ville” : Man ka désann an-vil, I ka rété an-vil, Misié sé jan an-vil, An-vil Fodfwans… L’En-ville désigne ainsi non pas une géographie urbaine bien repérable, mais essentiellement un contenu, donc, une sorte de projet. Et ce projet, ici, était d’exister. »

En-ville n’est pas simplement un mot tropical qui vient ajouter au tout du roman une saveur des îles, loin de là. Il porte le fondement même de l’histoire et de la langue de ce roman.

TEXACO, HISTOIRE D’UN PAYS PAR LES PETITES GENS

Dans Texaco, ce que l'auteur raconte, c'est l'histoire d’un pays, à travers ses petites gens. Ici, il ne s'agit pas d'un héros à la vie miraculeuse (ou si peut-être, car Marie-Sophie est à la fois exception et généralité), mais plutôt d'une jobbeuse qui court les petites tâches dans cet en-ville qui se construit et se déconstruit sous ses yeux.

Elle, c'est Marie-Sophie Laborieux, qui lave, qui aide à la maison, qui jette les ordures, bref, qui n'a pas un destin voué à la grandeur, mais dont les actes marqueront à jamais, par le fibro-ciment qu'elle dépose sur sa cabane, l'histoire de tout un peuple. Texaco tempère ainsi la prétention de l'histoire à effacer l'intime ; il réécrit l’histoire à hauteur plus humaine où l'intimité a sa place, où le choix du « h » minuscule s’impose.

Tout commence quand la mairie de Fort-de-France dépêche un urbaniste pour assainir la ville de ses quartiers bidon, là où les sans-espoir se sont ramassés. Ce bougre, baptisé dès l’abord Christ, se fait lapider, mais, sauvé par l'entremise des braves gens de Texaco, il trouve refuge un instant chez Marie-Sophie. Le dialogue se noue, la parole se libère et l'histoire du quartier va se raconter.

Le lecteur remonte ainsi le temps jusqu'aux premiers instants des habitations coloniales de l'esclavage en suivant Esthernum, le père de Marie-Sophie.

Il vit les spasmes d'un pays qui se construit sur le versant des nègres et de leur soif, soif de liberté, liberté qui est mot que l'on ne connaît pas et qui sera matérialisée par le désir brûlant de cet en-ville, paradis promis mais qui a des allures de beau diable.

Vient ensuite Marie-Sophie, bâtisseuse du quartier de Texaco, qui, au cours des pages, se transforme en un véritable monument mémoriel de tout un peuple, car ce quartier, c'est le récit même de ceux venus de la campagne dans les convulsions de l'histoire, c'est les deux guerres et l'adaptation de ces gens à tous les déboires de la fortune. Tout cela, raconté dans une langue française d’une richesse qui convient seulement à la poésie la plus raffinée, est d’un goût merveilleux. Le pays raconté (la Martinique) embrasse les individualités dans un métissage entre le réel et le magique, dont la grande littérature seule a le secret. Une œuvre immense donc, à lire absolument.

Les critiques d'Elie Ramanankavana

Poète / Curateur d'Art / Critique d'art et de littérature / Journaliste

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Décembre arrive et, comme chaque année, Madagascar se réveille culturellement.
Soudainement, les salles de spectacle se remplissent, les artistes sortent du bois, les concerts s’enchaînent. C’est la saison des festivités de Noël mêlant sacré et profane, et des expositions de dernière minute. Bref, tout le monde s’active comme si l’année culturelle se jouait en un seul mois. Et franchement, il y a de quoi se poser des questions. On ne va pas se mentir : les artistes malgaches ne sont pas là uniquement pour nous divertir entre deux repas de fête. Ils bossent, ils créent, et à leur niveau, ils font tourner l’économie. Le secteur culturel et créatif représentait environ dix pour cent du PIB national et ferait vivre plus de deux millions de personnes. Pas mal pour un domaine qu’on considère encore trop souvent comme un simple passe-temps sympathique, non ?
Alors oui, ce bouillonnement de décembre fait plaisir. On apprécie ces moments où la création explose, où les talents se révèlent, où la culture devient enfin visible. Mais justement, pourquoi faut-il attendre décembre pour que cela se produise ? Pourquoi cette concentration frénétique sur quelques semaines, alors que les artistes travaillent toute l’année ? Des mouvements sont actuellement en gestation pour revendiquer leur statut d’acteurs économiques essentiels et pour que l’on accorde à nos créateurs une place réelle dans la machine économique du pays. La culture malgache vaut bien mieux qu’un feu d’artifice annuel. Elle mérite qu’on lui accorde l’attention qu’elle réclame douze mois sur douze.

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