Figures du héros et mémoire collective dans La Grande Fabrique des Héros d’Élie Ramanankavana et Corps de sable de Jean-Luc Raharimanana (Extrait)
21 décembre 2025 // Littérature // 55 vues // Nc : 191

Il y a de cela un mois ou plus, les étudiants en Master 1 de la Faculté des lettres de l’Université de Toamasina ont rendu leurs devoirs respectifs sur des textes étudiés en cours avec le professeur Jean-Louis Cornille. Parmi eux, un certain Ranjafifaliana Tsodrano Rabenah Tongavana s’est illustré en développant une compression chirurgicale des deux textes qu’il a choisis, notamment La grande fabrique des héros écrit par moi-même, ainsi que Corps de sable écrit pas Jean-Luc Raharimanana. De ce travail remarquable, que j’aurais voulu présenter en entier vu sa qualité, voici un extrait pour vous en donner un aperçu ainsi que pour saluer le travail minutieux de Ranjafifaliana Tsodrano Rabenah Tongavana. Appréciez.

©photo Iako Randrianarivelo

INTRODUCTION

Deux voix majeures de la littérature malgache contemporaine, Élie Ramanankavana et Jean-Luc Raharimanana, explorent à travers leurs œuvres la question du héros et de la mémoire collective. Ces deux écrivains, bien que différents par le style et la forme, partagent une même lucidité sur le destin d’un peuple enfermé dans la répétition de ses illusions et de ses blessures. Leurs textes se présentent comme deux regards posés sur un même paysage de désillusion, où l’histoire se mêle à la poésie et la parole devient le dernier refuge d’une vérité humaine.

Dans La Grande Fabrique des Héros, Ramanankavana propose un dialogue percutant entre un poète et le peuple. À travers ce face-à-face, il dénonce la tendance du peuple à fabriquer et à détruire ses héros dans un cycle sans fin. Le texte est bref, incisif, et d’une ironie tragique. Corps de sable, de Raharimanana, adopte au contraire un ton méditatif et poétique. L’écriture y est dense, sinueuse, marquée par la répétition et le ressassement. Le héros y apparaît comme une ombre, un souvenir collectif, une figure diffuse dans le brouillard de la mémoire.

Ces deux œuvres questionnent la relation entre le peuple, le pouvoir et la mémoire, mais aussi la place de la parole poétique dans un monde désenchanté. Il s’agit alors de comprendre comment Ramanankavana et Raharimanana, par des voies différentes, déconstruisent le mythe du héros et réinventent une écriture de la lucidité. Ainsi, nous verrons d’abord comment chaque texte met en crise la figure du héros, avant d’analyser la représentation du peuple et de la mémoire, puis de montrer que les deux auteurs, par l’ironie et le ressassement, expriment une même quête de vérité dans un univers marqué par la désillusion.

I. LA DÉCONSTRUCTION DU HÉROS : DE LA SATIRE POLITIQUE À LA DISPARITION MYTHIQUE

Le héros de papier dans La Grande Fabrique des Héros

Le texte de Ramanankavana s’ouvre sur une interpellation directe : « Ô peuple de cette île de flammes et de sang, dites-moi. De toute votre histoire, un seul de ces héros sanctifiés vous a-t-il sauvé du moindre danger ? ». Par cette apostrophe solennelle, le poète adopte le ton du prophète ou du tribun. Mais très vite, l’ironie s’installe : le peuple répond avec une lucidité étrange, presque cynique. « Aucun, poète, aucun », avoue-t-il, avant de justifier son attachement à ces figures par le plaisir même de les haïr et de les détruire : « Nous aimons leur ascension… mais surtout, nous aimons les tuer, les égorger, brûler leurs maisons ». Le héros devient un produit de consommation émotionnelle.

Ramanankavana met ainsi à nu un mécanisme collectif : le peuple fabrique ses idoles pour mieux les briser. La « grande fabrique » du titre désigne à la fois la construction politique des mythes et le besoin humain de se rassurer par des figures d’autorité. Ce héros n’est plus un modèle moral, mais une image éphémère, façonnée par le désir, l’espoir, puis la colère. Le poète, témoin lucide, refuse d’en être complice. Sa décision de s’écorcher le visage est un acte de révolte symbolique : « Il prit une pierre. Il racla son visage, écorcha ses traits jusqu’au blanc des os ». Ce geste d’autodestruction manifeste une peur du culte populaire et une volonté d’échapper à la sacralisation.

Le poète n’est pas un prophète glorieux, mais un homme vulnérable, conscient de la violence du peuple. Sa prière finale, « Dieu, ô Dieu, sauvez-nous de l’amour du peuple et de la grande fabrique des héros », sonne comme une malédiction moderne. Elle révèle une vérité tragique : le peuple, dans son besoin d’adorer et de haïr, devient lui-même le moteur de sa propre servitude.

Le héros spectral dans Corps de sable

Dans Corps de sable, la figure du héros s’efface pour laisser place à une présence diffuse, presque fantomatique. Le texte s’ouvre sur la question récurrente : « Qui reviendra un jour de brouillard portant l’espérance et dissipant les amertumes ? ». Cette interrogation structure le texte, qui se déploie comme un long ressassement. Le héros n’apparaît jamais vraiment : il est pressenti, attendu, imaginé. Le narrateur affirme : « Nous sommes lui désormais », indiquant la disparition de toute frontière entre le héros et la foule. Le salut collectif devient une illusion partagée.

Raharimanana ne cherche pas à dénoncer la fabrication des héros comme Ramanankavana, mais à interroger leur absence. Le héros est devenu un mythe vide, un souvenir d’espérance dans un monde brisé. Le brouillard, omniprésent, symbolise cette confusion de la mémoire et du temps. Les phrases longues, rythmiques, traduisent la marche du narrateur, sa quête sans fin vers un horizon incertain. Ce héros spectral incarne l’humanité entière, condamnée à errer dans la mémoire de ses défaites.

Les critiques d'Elie Ramanankavana

Poète / Curateur d'Art / Critique d'art et de littérature / Journaliste

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Décembre arrive et, comme chaque année, Madagascar se réveille culturellement.
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Alors oui, ce bouillonnement de décembre fait plaisir. On apprécie ces moments où la création explose, où les talents se révèlent, où la culture devient enfin visible. Mais justement, pourquoi faut-il attendre décembre pour que cela se produise ? Pourquoi cette concentration frénétique sur quelques semaines, alors que les artistes travaillent toute l’année ? Des mouvements sont actuellement en gestation pour revendiquer leur statut d’acteurs économiques essentiels et pour que l’on accorde à nos créateurs une place réelle dans la machine économique du pays. La culture malgache vaut bien mieux qu’un feu d’artifice annuel. Elle mérite qu’on lui accorde l’attention qu’elle réclame douze mois sur douze.

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