Beko : Les voix du Sud
9 novembre 2025 // Musique // 1705 vues // Nc : 190

Chez les Antandroy, la musique n’est pas un art. C’est une mémoire vivante. Née du vent et de la poussière rouge de l’Androy, le Beko ne chante pas pour plaire mais pour relier : les morts aux vivants, la terre au ciel, le visible à l’invisible. Ici, chaque note porte une histoire, chaque voix devient prière.

©photo : Montané et Isabelle

Sur les pistes arides de l’Androy, au sud de Madagascar, le vent transporte bien plus que la poussière rouge et les prières silencieuses. Il charrie des voix, profondes, graves, suspendues entre ciel et terre. Ce sont les voix du Beko, chant traditionnel des Antandroy. Ici, la musique ne divertit pas. Elle lie. Elle soigne. Elle relie les vivants aux morts.
Mais pour comprendre ce chant, il faut d’abord se rappeler que, dans ces terres du Sud, la parole est le seul livre. Quand une société ne laisse pas de trace écrite, que reste-t-il pour se souvenir ? La parole. Et quand la parole doit durer, elle devient chant. Le Beko est cette parole chantée. Il porte les récits, les valeurs, les émotions, les règles et les tabous. Il traverse les générations sans jamais perdre sa fonction : dire ce qui ne se dit pas, et transmettre ce qui ne doit pas se perdre. Ce n’est pas un hasard si le chercheur Victor Randrianary l’avait déjà souligné : la musique est un langage à part entière dans les sociétés malgaches. Et comme le note Jessica Roda, il existe dans le Beko une dimension spirituelle, tant il structure le rapport au monde invisible.

©photo : Montané et Isabelle

Chanter pour les morts, vivre avec les ancêtres
De là découle une autre vérité : dans les villages antandroy, il n’y a pas de cérémonie sans Beko. Lors des funérailles, le chant rythme les adieux. Pendant les rituels de possession (tromba), il élève les âmes. Et lors des veillées, il console les vivants tout en accompagnant le défunt vers le monde immatériel (aretse).
C’est dans ces moments suspendus que les Saïry, chanteurs initiés — le mot viendrait du terme hébreu shir, « chanteur » — entrent en scène. Ils ne se contentent pas de chanter : ils invoquent. Leurs instruments — marovany, mandolina, gorodo ou lokanga — ne servent pas à faire de la musique au sens occidental, mais à ouvrir une brèche vers l’invisible.
Peu à peu, le sacré se mue en poésie. Car le Beko, c’est aussi une parole stylisée, un art oratoire codé, dense, saturé de symboles et de métaphores. Montagnes, feu, pluie, vent, sang : chaque mot dit plus qu’il ne semble. Chaque image renvoie à un mythe, une croyance, une blessure ou un rêve. Ici, les figures de style — oxymore, anaphore, épopée — ne sont pas des artifices littéraires : elles sont des ponts entre les mondes. Chanter le Beko, c’est traduire l’invisible dans la langue des hommes.

Entre le sacré et l’humain
Mais le Beko ne s’arrête pas au sacré. Il guérit les âmes. Lors du sabo (rite de purification), il apaise les esprits blessés. Et en racontant l’histoire d’un peuple, il rassemble. Le Beko est un ciment — un lien entre ceux qui sont partis, ceux qui restent, et ceux qui viendront. D’ailleurs, son influence déborde du rituel. D’autres formes dérivées prolongent sa fonction : le Galeha, chant des enfants bergers qui se défient en poésie ; ou le Tsikidola, complainte mélancolique fredonnée dans les moments d’errance intérieure. Ces déclinaisons montrent à quel point le Beko est vivant, enraciné dans la vie quotidienne autant que dans le spirituel.
Ce que révèle le Beko, au fond, c’est que la musique pense. Qu’elle n’est pas seulement un agrément, mais un mode d’organisation sociale. Un outil de pensée, une philosophie orale à part entière. Pour les Antandroy, le Beko dit qui ils sont, d’où ils viennent, et où ils vont. Il parle quand les mots ordinaires ne suffisent plus.
Et loin d’être figé dans un folklore d’antan, le Beko continue de vivre. Il s’adapte, s’infiltre dans les villes, renaît dans les festivals, trouve des échos dans les productions artistiques contemporaines. Car tant qu’il y aura des voix pour chanter l’invisible, le Beko ne mourra pas. Il nous rappelle, dans sa gravité et sa beauté, que dans certaines cultures, chanter, c’est plus qu’un art : c’est un devoir de mémoire. Une forme de résistance aussi — contre l’oubli, contre le silence, et contre la perte du lien entre les mondes.

Anthropo’Zik, par Dr Hejesoa Voriraza Séraphin alias Manara
Enseignant et chercheur en Philosophie, Sociologie, Anthropologie, poésie et musique traditionnelle

Laisser un commentaire
no comment
no comment - Anniversaire : Fanja Andriamanantena sort « Collector »

Lire

24 décembre 2025

Anniversaire : Fanja Andriamanantena sort « Collector »

À 80 ans, Fanja Andriamanantena célèbre 60 années de musique avec « Collector », un coffret pensé comme un objet de mémoire et de transmission. Il con...

Edito
no comment - Shows devant !

Lire le magazine

Shows devant !

Décembre arrive et, comme chaque année, Madagascar se réveille culturellement.
Soudainement, les salles de spectacle se remplissent, les artistes sortent du bois, les concerts s’enchaînent. C’est la saison des festivités de Noël mêlant sacré et profane, et des expositions de dernière minute. Bref, tout le monde s’active comme si l’année culturelle se jouait en un seul mois. Et franchement, il y a de quoi se poser des questions. On ne va pas se mentir : les artistes malgaches ne sont pas là uniquement pour nous divertir entre deux repas de fête. Ils bossent, ils créent, et à leur niveau, ils font tourner l’économie. Le secteur culturel et créatif représentait environ dix pour cent du PIB national et ferait vivre plus de deux millions de personnes. Pas mal pour un domaine qu’on considère encore trop souvent comme un simple passe-temps sympathique, non ?
Alors oui, ce bouillonnement de décembre fait plaisir. On apprécie ces moments où la création explose, où les talents se révèlent, où la culture devient enfin visible. Mais justement, pourquoi faut-il attendre décembre pour que cela se produise ? Pourquoi cette concentration frénétique sur quelques semaines, alors que les artistes travaillent toute l’année ? Des mouvements sont actuellement en gestation pour revendiquer leur statut d’acteurs économiques essentiels et pour que l’on accorde à nos créateurs une place réelle dans la machine économique du pays. La culture malgache vaut bien mieux qu’un feu d’artifice annuel. Elle mérite qu’on lui accorde l’attention qu’elle réclame douze mois sur douze.

No comment Tv

Interview - Cordonnerie Rainivony - Décembre 2025 - NC 191

Découvrez la success story de la 𝐂𝐨𝐫𝐝𝐨𝐧𝐧𝐞𝐫𝐢𝐞 𝐑𝐚𝐢𝐧𝐢𝐯𝐨𝐧𝐲 dans le 𝐧𝐨 𝐜𝐨𝐦𝐦𝐞𝐧𝐭® NC 191 - décembre 2025
« 𝐊𝐢𝐫𝐚𝐫𝐨 𝐑𝐚𝐢𝐧𝐢𝐯𝐨𝐧𝐲 » : un nom qui a fait ses preuves sur les trottoirs comme dans les ateliers. Le plus surprenant ? Son fondateur n’avait rien d’un cordonnier. Et pourtant, des décennies plus tard, ses fils, petits-fils et arrière-petits-enfants prolongent cette aventure devenue un véritable empire du cuir.

Focus

November Numérique

November Numérique à l'IFM

no comment - November Numérique

Voir