Dans les archives coloniales françaises dorment des milliers de photos. Des visages anonymisés, des corps figés dans le regard du colonisateur. Hélio Volana les réveille. Cet artiste interdisciplinaire transforme le lambahoany en autel contemporain pour rendre leur dignité aux oubliés de l'Histoire.
Comment travaillez-vous avec le lambahoany ?
Je travaille actuellement sur des pièces textiles qui s'inspirent du lambahoany, ce tissu emblématique de Madagascar. Présent partout sur l'île, aujourd'hui industrialisé. Ce tissu obéit à une grammaire assez systématique : une frise qui l'entoure, un paysage souvent pittoresque, et un message qui accompagne la vie de tous les jours. Mon projet se réapproprie ce format pour déployer des œuvres contemporaines.
J'utilise le tissu comme support de mémoire afin d'invoquer des récits, des subjectivités et des mémoires constitutives de Madagascar – des dimensions qui, pour beaucoup, tendent à tomber dans l'oubli ou à être marginalisées. Il y a aussi une part de rêve et de spéculation. Ce n'est pas qu'un travail historique, j'entretiens toute une recherche presque onirique autour.
Cette recherche onirique, comment se conjugue-t-elle avec l'approche historique ?
J'ai beaucoup travaillé avec des archives consultées aux ANOM à Aix-en-Provence. Ils possèdent un énorme fonds de photographies prises pendant la période coloniale française à Madagascar. Mon geste consiste à passer par le tissu pour réactiver ces images d'archives. Dans le contexte colonial, le procédé photographique comporte quelque chose d'assez violent : des administrateurs ou des colons mettaient en scène une réalité où ils se positionnaient comme conquérants, vainqueurs, tout en rendant anonymes les Malgaches photographiés.
Il est donc important pour moi d'utiliser ces photos en y intégrant des éléments traditionnellement associés au sacré. La couleur rouge, la présence de coquillages utilisés dans les rituels traditionnels. Je crée ainsi une forme d'autel où ces personnes cessent d'être assujetties au regard colonial et sont honorées. En parallèle, je mène un travail pour retrouver leurs noms – un travail autour du langage aussi.
L'onirisme, pour apporter quelle lecture ?
Les retouches visuelles servent à détourner ce regard colonial. Plusieurs images sont traitées en négatif, par exemple. Cela produit un aspect presque spectral, les cheveux deviennent blancs, et je trouve qu'il y a là quelque chose d'assez magnifique. Cette mise en négatif n'a pas le même rôle d'une œuvre à l'autre.
Les lamba rouges visent à sacraliser des figures. Les lamba bleus, eux, ont une autre fonction : montrer des situations où les colons se mettaient en scène comme des conquérants. Il existe des images où l'on voit des administrateurs posant très fièrement au rova d'Ambohimanga, le palais du roi Andrianampoinimerina – une mise en scène de la domination dans un lieu sacré, presque un "remplacement de roi". D'autres montrent ces mêmes administrateurs et militaires en train de parader en filanjana, ce moyen de transport à connotation royale, porté par des Malgaches.
On voit aussi une grande cour où un chef menalamba pose sa soumission. Ces images sont assez insupportables ; elles ont été prises pour raconter la réalité que le pouvoir colonial voulait documenter à ce moment-là. Beaucoup d'autres choses n'apparaissent pas dans ces photos. Ce qui m'intéresse avec l'onirisme, c'est de faire affleurer ces résistances invisibilisées par le collage et la superposition.
Vous qualifiez aussi les « mahery fo » de « masina ». Pourquoi ?
Il y a une œuvre qui présente un homme qui s'est battu à l'est contre la répression coloniale. J'ai acheté une carte postale envoyée par des administrateurs à leurs familles en France : ils y racontaient comment cet homme avait été fait prisonnier, en le désignant comme un fahavalo, un ennemi – un terme à connotation coloniale. En malgache, mahery fo signifie « héros ».
D'où le choix de mettre l'image en rouge et de marquer le titre « masina ny mahery fo » : les héros sont sacrés. Mon travail consiste à montrer comment, à partir d'une même image et par le langage, on peut presque réanoblir une personne. C'est l'esprit du projet : ces personnes étaient des subalternes pendant la période coloniale, catégorisées et réprimées. Aujourd'hui, les mahery fo ne sont plus dans cette position, mais le tabou persiste pour des figures comme les sarimbavy. Avec le lambahoany, il s'agit aussi de leur rendre hommage.
Justement, comment vous réappropriez-vous la subjectivation coloniale concernant les sarimbavy ?
Dans un cadre colonial, les légendes des photos qualifiaient les sarimbavy de "travestis". Cela révèle le décalage du regard occidental de l'époque sur les questions de corps et de genre. Les Occidentaux tendaient alors à pathologiser tous les rapports au corps qui n'étaient pas hétéronormatifs. Pourtant, dans les traditions malgaches, les sarimbavy occupaient un statut particulier : être entre deux genres témoignait d'un pouvoir de connexion avec les esprits, notamment par les rituels de possession, le tromba.
Où en êtes-vous par rapport au geste créatif ?
Je veux faire des objets très précieux : mettre du rouge, passer du temps sur la broderie. Ce serait prétentieux de parler de "réparation", mais c'est une manière de donner du soin à ces figures. J'aime aussi créer des superpositions avec des lambahoany existants et d'autres tissus de soie cousus sur l'envers. Je cherche quelque chose de subtil : au-delà des effets de transparence, on distingue aussi des tissus traditionnels. Il s'agit pour moi de montrer la complexité du réel. Tout n'est pas forcément visible ; certaines choses échappent au regard. Je joue avec ces différentes couches pour rendre cette profondeur sensible.
Propos recueillis par Mpihary Razafindrabezandrina
Instagram : @heliovolana