Il existe, dans le Sud aride de Madagascar, un art vocal qui ne cherche ni l’applaudissement ni la scène. Un chant pour les moments où la vie vacille, où les mots ordinaires ne suffisent plus. Le beko, chez les Antandroy, est un chant funéraire — mais surtout un geste de consolation. Car au-delà du deuil, c’est bien la paix des vivants qu’il cherche à retisser. Et, curieusement, cette tradition ancienne rejoint par sa force poétique l’esthétique surréaliste : elle dit l’invisible, elle convoque l’âme, elle brouille les frontières entre monde des hommes et monde des ancêtres.

Chanté a cappella, souvent par deux ou trois sairy, le beko a quelque chose de résolument singulier : ces chanteurs qui se pincent les oreilles comme pour mieux écouter leurs propres vibrations, ces voix aiguës qui s’entrelacent en un équilibre fragile — tension et détente se répondant comme l’a si finement noté Jessica Roda. Le premier chante, le second suit, le troisième décore. Une architecture vocale, presque une transe.
Mais au-delà de la technique, le beko est porté par des mots. Et quels mots. Des mots surgis d’une émotion brute mais encadrée par des vers traditionnels, une langue symbolique, métaphorique, où l’âme humaine se donne à entendre dans toute sa vulnérabilité. Le surréalisme occidental parlait d’écriture automatique, de jaillissement du subconscient ; le beko, lui, laisse la douleur parler dans un souffle venu du ventre. Et pourtant, on y retrouve cette même manière de dire la réalité… en la dépassant.
Car le beko ne décrit pas le monde : il l’interprète. Il l’étire. Il l’ouvre. Voici un extrait, parmi les plus connus, qui montre cette tension entre désolation et quête — un texte à la fois oxymore, parallélisme et anaphore :
Transcription du beko
Hoooooooooooooo Homahomahoma e !
Ehe eeeeeeeeeee !
Izaho toy e, mipay longo raho e (Moi, je cherche de la famille)
E zaho toy mipây nama raho (Moi, je cherche un ami)
Izaho toy e, mipay longo raho e (Moi, je cherche de la famille)
E zaho toy mipay nama raho (Moi, je cherche un ami)
Akanga nimotso ragnetse raho e, (Je suis devenu comme une pintade cherchant ses amis perdus)
Sarake Valantioke (En me séparant avec Valantioke)
Plus loin, la parole prend une tournure presque onirique :
Transcription
Ho rova ty Menarandra e (Menarandra sera une grande ville)
Ho rova malain-java (Mais une ville qui déteste la lumière)
Terake volagney ty boaka antignanagney (La lune se lève à l’est)
Ici, rien n’est explicite. Tout est image. Tout est évocation. Le beko n’est donc pas qu’un chant pour accompagner le razana. C’est un pont : entre la douleur et son apaisement, entre réel et invisible, entre le poids du chagrin et la légèreté métaphorique de ces paroles qui, par leur beauté, parviennent à consoler. Un art funéraire, oui. Mais aussi une poésie qui, à sa manière, défie la mort.
Anthropo’Zik, par Dr Hejesoa Voriraza Séraphin alias Manara
Enseignant et chercheur en Philosophie, Sociologie, Anthropologie,
poésie et musique traditionnelle