Kuro Mi, AL : L’art, beau ou utile ?
23 novembre 2025 // Arts Plastiques // 30 vues // Nc : 190

L’art doit-il être utile ? Voilà une question vieille de 190 ans, depuis la fameuse préface de Mademoiselle de Maupin (1835) où Théophile Gautier lançait son provocateur « tout ce qui est utile est laid ». Près de deux siècles plus tard, le débat n’a rien perdu de sa vigueur. Entre mélancolie intime et engagement collectif, Kuro Mi et AL y apportent deux réponses contrastées : l’une peint et filme pour conjurer sa mélancolie, l’autre sillonne les cercles d’artivistes (artistes-activistes) du monde pour transformer la société.

Comment êtes-vous venus à l’art ?
Kuro Mi : Moi, c’est venu naturellement. Petite, j’adorais les dessins animés, je passais mes journées à les reproduire au crayon. Puis j’ai évolué vers la peinture, la vidéo, le documentaire expérimental, un peu de digital, et enfin l’animation. Je ne me suis jamais dit « je veux être artiste », c’est juste venu comme ça, comme un fil qui se déroule. Aujourd’hui encore, je prends mes pinceaux surtout quand je ne vais pas bien. C’est une manière d’apprivoiser mes émotions, de transformer la mélancolie qui me traverse.
AL : Pour moi aussi, tout est parti d’une douleur. J’ai toujours eu du mal à m’exprimer, à mettre des mots sur ce que je vivais. Un jour, je traversais une phase très difficile. J’ai décidé d’illustrer ce que je ressentais, juste pour l’extirper de mon cœur. Les personnes qui ont vu l’œuvre ont immédiatement compris la peine et même la colère qui s’y cachaient. Ensuite, j’ai osé exprimer ma dysphorie à travers l’art. Là encore, les gens ont compris. J’ai découvert que l’art pouvait transformer les mentalités. Et à partir de ce moment-là, je n’ai plus pu rester neutre.

L’art, c’est une thérapie, un levier de changement ?
Kuro Mi : Moi, la colère ne mène à rien. Je n’arrive pas à créer à partir de l’indignation. Ce qui m’inspire, c’est la mélancolie. Elle a quelque chose de fertile, presque beau. J’ai même inventé un concept que j’appelle drawing a song : je peins une chanson, je la transforme en tableau, en me laissant guider par ses paroles et son atmosphère. C’est intime, fragile, parfois sombre. Mais ça me fait du bien. L’art ne changera pas la société ni l’État : il soigne les blessures intérieures, c’est déjà énorme.
AL : Justement, c’est parce que ça soigne qu’il est politique. L’art m’a guéri là où les mots échouaient. Il m’a permis de survivre, d’exister pleinement. Et je crois qu’il peut aussi aider d’autres personnes à guérir des blessures qu’elles n’arrivent pas à exprimer. Pour moi, l’art n’est pas seulement esthétique. Bien sûr que la beauté et la contemplation sont nécessaires. Mais si on réduit l’art à l’esthétique, on l’ampute de son souffle vital. Dans un monde où nos vies sont systématiquement attaquées, où le silence est complice, l’art a aussi une responsabilité. Rester neutre, c’est déjà une position politique. Moi, je choisis le camp de la vie.
Kuro Mi : Je comprends. Mais si on me commandait une œuvre militante, par exemple un film pour l’UNICEF sur l’autonomisation des femmes, je ne suis pas sûre d’accepter (sourire nerveux). Sans inspiration personnelle, ça ne marcherait pas. J’ai besoin que ça vienne de l’intérieur.

Comment cela se voit-il dans vos pratiques ?
Kuro Mi : Mes films viennent toujours d’expériences vécues. Mon premier, Wanna go back, c’était la nostalgie du lycée et du collège. Ensuite, un film sur un zébu qui souffrait en tirant une charrette dans la campagne. Puis un autre inspiré de l’ambiance après les cours dans un bus à Ankatso, un moment très doux que j’ai voulu capturer en animation. J’ai tout fait au téléphone au début, sans scénario figé, scène par scène, selon l’inspiration. Même en peinture, je fonctionne ainsi : j’ai peint certains tableaux en deux jours, en écoutant une chanson en boucle, comme A Night Out with You d’Encoder Experiment. Dans mes toiles, le noir revient beaucoup : « Kuro », ça veut dire noir.
AL : Moi aussi, je pars de ce que je vis, mais je l’explose dans le collectif. C’est ce qui m’a conduit à créer KOIRA, un collectif d’artivistes queer et neurodivergents. L’idée est née de la rage de voir que nous n’avions pas de place à la table.

Alors nous créons la nôtre, avec nos propres règles et nos propres visions. KOIRA, c’est un point de départ, un espace où des artistes émergents et des explorateurs de l’art comme moyen de soin peuvent se rencontrer, créer et grandir ensemble. Parce que l’art, ce n’est pas seulement une scène ou une œuvre : c’est aussi un chemin de guérison, d’expression et de libération.
Kuro Mi : Moi, je n’ai pas encore eu cette dimension collective. Je n’ai jamais reçu de commandes. Une fois, quelqu’un a acheté un de mes tableaux déjà peint, et ça m’a beaucoup motivée. Mais en général, je crée à mon rythme, parfois il y a une expo, parfois non. C’est encore fluctuant.

Est-ce que l’art peut changer les choses ?
AL : Pour moi, l’artivisme, c’est l’anarchie en couleurs. Je lutte contre les pratiques de conversion, je contribue à la création d’espaces sûrs pour les personnes queer, je soutiens des programmes pour la communauté intersexe, je travaille à la visibilité des réalités neurodivergentes, et je tends la main aux nouvelles voix artivistes. Chaque jour est différent : un mélange de création, de rencontres communautaires, beaucoup de digital et du militantisme pur. C’est épuisant, oui. La fatigue, la précarité, parfois l’isolement. Mais c’est aussi une force inestimable. Une énergie qui dépasse la personne que je suis, nourrie par un « nous ».
Kuro Mi : Moi, je reste à distance de ces combats. Je comprends l’importance, mais je n’arrive pas à transformer la colère en création. Ce n’est pas ma manière de faire. L’art, pour moi, c’est la possibilité de déposer quelque chose en moi. C’est peut-être moins politique, mais c’est vital quand même.

Et pour le futur ?
Kuro Mi : Mon prochain projet est un documentaire expérimental sur l’âge : ce sentiment de ne pas toujours correspondre à l’âge qu’on a. J’ai soumis le projet pour une résidence. Si ça marche, il me faudra trouver un producteur. C’est encore une fois très personnel. Je ne vis pas encore pleinement en tant qu’artiste : parfois, ça marche, parfois non. Mais tant que ça m’aide, je continue.
AL : Moi, je pars bientôt une semaine à Harvard. C’est un rêve. Humainement, ça va m’aider à grandir. Artistiquement, ça m’aidera à préciser ma vision. Et je vois l’avenir de l’artivisme comme un incendie qui se propage, indomptable. À Madagascar, nous en sommes encore aux braises, mais elles deviendront flammes, puis tempêtes. Dans dix ans, une génération entière se lèvera, pas pour demander une place, mais pour l’occuper. Dans le monde, l’artivisme est déjà ce fil rouge anarchique qui relie nos luttes de l’Afrique aux Amériques, en passant par l’Asie. À moyen terme, je veux consolider KOIRA, créer des espaces d’apprentissage communs. À long terme, je me vois comme un passeur anarchiste : pas un leader, mais quelqu’un qui ouvre des chemins libres pour que d’autres puissent prendre leur place et aller plus loin.
Kuro Mi (doucement) : Moi, je cherche juste la connexion avec le public. Quand quelqu’un me dit qu’il a compris ce que j’exprimais, ça me suffit.
AL : Et moi, je veux que cette connexion devienne un soulèvement collectif. Mais au fond, on cherche la même chose : créer du lien. Toi en douceur, moi en révolte.

Mpihary Razafindrabezandrina

Instagram Kuro Mi : kuro_hime0
Instagram AL : mx_al_ien

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Il fut un temps — pas si lointain — où le cinéma malgache était timide, réduit à quelques projections confidentielles et à des moyens de fortune. Depuis un certain temps – ironie du sort ou simple justice poétique – ce sont nos films qui s’invitent sur les écrans du monde et des festivals sur les cinq continents. Felana Rajaonarivelo, Kuro Mi qui ont été récemment primés dans des festivals internationaux. Avec cette nouvelle génération de cinéaste, Madagascar rafle les prix et, surtout, les regards.
Il fut une époque où parler de « cinéma malgache » provoquait un sourire poli, celui qu’on réserve aux rêves un peu fous. D’autres se moquaient ouvertement de ces productions de niveau abécédaire. Désormais, ces points de vue moqueurs s’effacent pour laisser place à l’admiration. Les images sont plus nettes, les scénarios plus affûtés, les voix plus assurées. On sent cette montée en gamme, cette fierté tranquille d’un art qui prend enfin confiance en lui. Et c’est beau à voir — comme une pellicule qu’on aurait enfin sortie du grenier pour la projeter au grand jour.
Certes, des défis restent à relever, notamment en matière d’infrastructures, de financements, de formation… mais le vent tourne. Et ce vent-là sent la créativité, la sueur, et un peu de ce grain de folie propre à nos conteurs. La Grande-île ne veut plus être simple figurant dans l’histoire du septième art. Madagascar s’installe, doucement mais sûrement, dans le rôle principal. Au fond, ce renouveau n’est pas qu’un phénomène culturel. C’est une déclaration : ici aussi, on sait raconter. Et mieux encore, le faire rêver.

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