5 - Il devait être aux environs d’une heure du matin. Nous dormions encore profondément quand des bruits sourds éclatèrent dans la cour, comme si quelque chose de massif tournait autour de la maison en changeant sans cesse de place. Grand-mère Mary, saisie de panique, s’était mise à répéter le nom de son fils, qu’elle appelait aussi Ingahy Beza, sa voix tremblante perçant le silence de la nuit.
Depuis la véranda, on entendait tonton et Lemira murmurer des choses confuses, dans un mélange de peur et d’agitation. Impossible de comprendre ce qu’ils disaient exactement.
Les enfants, réveillés en sursaut, s’étaient redressés, les yeux écarquillés. Nous trois, pris de frayeur, nous nous étions blottis les uns contre les autres, silencieux.
Puis, après ce qui nous parut une éternité — peut-être deux minutes à peine — tout s’était brusquement calmé. Nous avons alors entendu Ingahy Beza rentrer depuis l’extérieur. Lemira est ensuite venue se coucher à nos côtés, sans dire un mot. Elle a simplement tiré une couverture sur elle, puis s’est roulée en boule. Nous non plus, nous n’avons rien demandé. On s’est dit qu’on en saurait plus au matin.
Vers 5h30, alors que la lumière du jour commençait à peine à filtrer à travers les palmiers, nous avons pris notre petit-déjeuner dans la cuisine. Comme à notre habitude, nous, les trois, avions discrètement rempli nos poches de kitoza — ces lamelles de viande séchée qu’on mâchonnait avec plaisir. Lemira n’avait rien remarqué, trop occupée à s’occuper des zébus qu’il fallait sortir. Nous sommes partis juste avant le lever du soleil.
Le village encore endormi baignait dans une lumière douce. Tout était paisible, beau à regarder. Nous avons pris la direction des hauteurs, gravissant la colline en mastiquant lentement notre butin salé, tandis que la brume du matin s’accrochait encore aux vallées. On ne prêtait plus attention aux ronces ni aux herbes coupantes. Même nos sandales devenaient encombrantes : on les retirait parfois pour marcher pieds nus, les tenant d’une main. En chemin, on donnait de petits coups aux zébus avec de jeunes branches pour les faire avancer.
Une fois arrivés dans une vaste clairière couverte d’herbe, Lemira s’est arrêté. Il portait un petit couteau fourchu, avec lequel il a soigneusement coupé quelques brins d’herbe qu’il a glissés dans un sac. Il disait les destiner à ses lapins — une mère et deux petits — qu’il élevait en cachette.
Tout en triant et froissant les herbes, il nous a donné ses instructions, à nous trois :
— Dans le sac, là, il y a un autre couteau, un fourchu aussi. Va me le chercher. Toi, tu viens avec moi couper du taretra ( liane ). Et vous deux, trouvez deux grosses branches, larges comme mon bras — dit-il en le bombant fièrement — on va en avoir besoin pour fabriquer un japy, un vrai.
On s’est immédiatement mis à la tâche. Il nous a montré comment tresser la liane à six brins pour en faire une corde solide, puis comment assembler le japy lui-même. Il nous a même appris à faire plusieurs types de nœuds ( vona ) et d’autres techniques de tressage. C’était intense, on avait du mal à tout retenir, mais on était excités d’apprendre autant, et aussi vite.
6 - Une fois nos japy terminés, nous nous sommes entraînés à les faire claquer dans l’air. Le bruit sec que ça faisait nous faisait rire — on se prenait pour des grands. Pendant ce temps, Lemira disait qu’il allait chercher un peu de manioc à griller, et qu’il en profiterait pour jeter un œil aux zébus. Il ne partait pas bien loin, juste dans les environs. Pourtant, N ne voulut pas le laisser y aller seul. Il insista pour l’accompagner.
Lui, c’était le seul de nous trois qui refusait d’enlever ses sandales. Il les gardait tout le temps, même lorsqu’elles étaient couvertes de boue. À force, elles collaient à ses pieds et faisaient un bruit étrange à chaque pas. On les a donc vus partir tous les deux, tandis que nous autres, restés sur place, on continuait à s’amuser avec nos japy, à essayer de les faire claquer de plus en plus fort.
Ils ont mis un certain temps avant de revenir. On les a aperçus de loin, les bras chargés d’une belle récolte de manioc, les tiges encore attachées. C’est N qui les tirait derrière lui, pieds nus cette fois. Il avait fini par enlever ses sandales, lui aussi. Pendant qu’on faisait griller le manioc au feu de bois, il n’arrêtait pas de se frotter le pied en grommelant qu’il le démangeait.
On s’est contentés de lui dire que c’était sûrement du takilotra, cette herbe piquante qui donne des démangeaisons dès qu’on la touche. C’était courant, personne ne s’en inquiéta. Mais en vérité, c’était autre chose. Et personne ne le découvrit avant le soir.
Pendant que le manioc cuisait, Lemira a proposé de nous raconter une histoire. On s’est installés autour de lui, les oreilles tendues. Il restait le seul à s’occuper du feu, calmement.
— Je vais vous raconter ce qui s’est passé cette nuit, dit-il sans nous regarder, ses mains tournant distraitement les racines sur les braises. Monsieur Beza, c’est lui qui garde le village la nuit. Il dort le jour. Avant, il gardait les zébus, mais maintenant, c’est lui qui veille. Il ne parle presque jamais, vous avez remarqué. Mais quand il dit quelque chose, tout le monde écoute. On ne le contredit pas. Jamais.
Il nous tendit un morceau de manioc chaud, tout en souriant à peine. Il avait vu que ses paroles nous mettaient un peu mal à l’aise, surtout qu’on s’était mis à l’ombre, entre les grands arbres de la forêt, loin des plaines où broutaient les zébus.
— Hier, reprit-il, il avait été envoyé par grand-mère à Anefitra, chez des membres de notre famille. Il était parti tôt, pour ne pas se faire prendre par la nuit. Mais même comme ça, il est revenu très tard. C’est la première fois que je le vois rentrer à une heure pareille.
Il marqua une pause, observant les flammes.
— Ce soir-là, avant qu’il n’arrive, il y avait comme des ombres qui passaient dans la cour, furtives, glissant entre les arbres, puis disparaissant. On aurait dit qu’elles nous surveillaient. Et puis tout s’est arrêté quand Monsieur Beza est revenu.
Il releva la tête et nous fixa un instant, puis ajouta plus doucement :
— Et malgré tout ça, il est rentré avec un calme… comme si rien ne s’était passé. Toujours le même regard, la même voix paisible. Moi, j’ai laissé l’oncle aîné aller lui parler, et je suis allée dormir à côté de vous. Mais je n’en menais pas large.
Il secoua les cendres sous le manioc, avant de continuer :
— Anefitra, c’est là où il va quand il faut organiser de grandes choses : construire une maison, faire la récolte du riz, préparer un famadihana, ou parfois vendre des marchandises. Mais moi, je n’y suis jamais allé. Et franchement, je n’ai pas envie. Pas avant d’être grand. Peut-être quand j’aurai une barbe aussi épaisse que celle de Monsieur Beza…
Nous avons éclaté de rire, un peu nerveusement. L’ambiance se détendait, mais le mystère restait entier.
— Donc c’est lui qui garde le village toutes les nuits ? demanda N, la bouche pleine de manioc.
— Oui, répondit Lemira. Toujours lui, seul sur la véranda. Il lui arrive peut-être de s’assoupir, mais qui sait vraiment ce qu’il fait là-bas ? Faites attention. C’est un homme redoutable. Chez nous, on ne perd jamais rien. Pas même un œuf. Alors que chez les voisins, on vole même les poules pondeuses.
Je pris la parole à mon tour, intrigué :
— Et il attrape aussi les sorciers ?
Lemira hocha lentement la tête.
— Il y a beaucoup d’histoires sur lui, vous savez. Mais moi, j’en ai vu une de mes propres yeux. Une nuit, il a attrapé un sorcier au-dessus de l’enclos à zébus. Le type rôdait près du tas de fumier, sûrement pour y jeter ses sorts. Mais Monsieur Beza l’a immobilisé sur place, jusqu’au matin. Si grand-mère n’avait pas dit qu’il pouvait partir, il serait peut-être encore là-bas. Même après avoir été relâché, il n’a rien pu faire. Il est reparti en silence, avec son propre sort dans les bras. Et son fumier aussi.
Il nous regarda tour à tour, comme pour vérifier qu’on avait bien compris. Puis il ajouta, comme un secret :
— J’étais à peu près de votre âge, quand c’est arrivé.
(à suivre)