Lettres de Lémurie
1 février 2014 - Cultures LivresNo Comment   //   2186 Views   //   N°: 49

«… Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi »

Harlem, Eddy Harris.

Pour commencer ces chroniques à propos des livres sortis dans notre région, je vous propose ce mois-ci deux livres qui m’ont marqué et qui marqueront sans doute l’année littéraire 2013.

Made in Mauritius (Gallimard) d’Amal Sewtohul, 307 p., un roman contemporain et cosmopolite lequel a reçu le Prix des cinq continents, et Au-delà des rizières (Sépia) de Naivo, 350 p., un roman historique se situant dans l’Imerina de Radama puis de Ranavalomanjaka ; les deux par des voies différentes nous ouvrent à de vastes mondes, à la fois très proches et très étranges.

Naivo nous ramène au XIXe siècle et nous fait revivre, à travers Tsito et Fara, l’ouverture malgache à l’Occident, les bouleversements et les drames qui en découlèrent.

Tsito, un Tanala est capturé enfant lors d’une campagne d’unification de Radama Ier. Rendu esclave, c’est-à-dire obligé de renier ses ancêtres dans un serment, il passe de main en main, du soldat au dresseur, du dresseur au marchand, jusqu’à ce qu’un commerçant d’Antananarivo l’achète un zoma et le place chez sa concubine près des rizières. Tsito grandit avec Fara dans la maison de celle-ci avec la mère et la grand-mère, à Sahasoa, presque un havre de paix. On pourrait croire à la vie lente et tranquille, à un vivre-ensemble, lequel, comme une natte, se froisse et s’effrite mais tient bon. Tsito se permet même de tomber amoureux de Fara. Mais l’Histoire avec un grand H s’emballe. On est en pleine transition. Les tumultes des luttes de pouvoirs et des confrontations religieuses débordent dans sa petite vie et bouleversent son monde.

Le premier paragraphe : « Chaque fois que j’assiste au fampitaha, mon cœur se serre et je revois Sahasoa, le lieu de mes premières années parmi le peuple qui vit sous le ciel. Je revois Fara, qui fut la reine de ce concours. C’était le temps où, dans les villages fortifiés, l’on fermait encore les grandes roues des portails chaque jour avant la nuit tombée. Les rizières n’avaient alors de limites que les marais regorgeant de vie et le labeur des hommes. C’était l’époque des premières écoles et des engouements de l’enfance ; des combats de bœufs, des fables du soir et des joutes de caméléons : qu’en reste-t-il ? »

Je suis ravi de l’entrée de Naivo dans le cercle des écrivains malgaches. Ce d’autant plus qu’il ose s’attaquer, de façon documentée sans être jamais ennuyeux, aux images taboues de notre barbarie, l’esclavage et la persécution des chrétiens. Au-delà de l’impossible histoire d’amour entre Tsito et Fara, Naivo nous livre en effet une fresque terrible et terrifiante de ce monde ancien souvent fantasmé, lequel a certes évolué (notamment quant à ses codes, ses principes et règles) mais ressemble étrangement à notre société d’aujourd’hui quant à son fonctionnement corrompu et injuste. Naivo pose alors une question embarrassante qui pourrait fonder notre appartenance nationale ou du moins notre littérature : « Qu’est-ce qui fait de nous des hommes réellement dignes de cette terre ? »

Amal Sewtohul, quant à lui, semble avoir dépassé cette question malgré le titre expressionniste de son roman. Les enfants dont il raconte l’histoire, Laval, Ayesha et Feisal, grandissent dans l’île Maurice des années 60 et 70. Leurs parents viennent d’ailleurs et ils iront ailleurs, fuyant la terre natale, chercher, construire ce qui fera d’eux des hommes, des femmes de notre monde de maintenant. L’auteur tisse une métaphore formidable à partir d’un conteneur lequel, venu de Chine avec les parents de Laval, l’a vu naître et grandir dans le Chinatown de Port-Louis et deviendra son vaisseau, du Champ de Mars de la déclaration d’indépendance mauricienne aux chemins du rêve et de l’errance. « C’est ma matrice et mon monde tout à la fois » en dit Laval.

Je pensais découvrir la petite île-sœur en ouvrant le livre d’Amal, – Shenaz Patel, écrivaine et journaliste de Maurice, commentant le prix récent soutient que « la littérature nous dit mieux que n’importe quel compte-rendu la vérité profonde d’un pays, et de ceux qui y vivent » -, j’ai découvert un monde plus grand.

Le premier paragraphe : « Laval n’avait jamais été sûr de rien. Ni de l’amour de sa femme pour lui, ni de celui de son fils, encore moins de celui de ses parents. Il ne se souvenait que d’une chose, c’était du tapotement de la pluie sur le conteneur et de l’odeur de la terre mouillée qui lui venait par grosses bouffées de vapeur s’élevant des allées et des petites cours de la rue Joseph-Rivière. Ce tapotement, il l’avait pris, enfant, pour les doigts d’une institutrice géante et invisible, comme une grande fée effrayante qui tambourinait sur le toit du conteneur, en ayant l’air de dire : « Allons, Laval, un peu de nerf. Vas-y, cesse tes rêves puérils, tes pleurnichages, deviens le héros que tu crois être, Bruce Lee, ou Léonard de Vinci, que sais-je. »

Je savais que j’allais aimer ce livre dès ce premier paragraphe. Je sentais ces gouttes de pluie qui tombaient sur le conteneur, j’écrasais mon cœur avec mes pieds pour aller dans ce campement au bord de la mer, j’ai rêvé de l’origine du monde, ou est-ce de sa fin, dans cette grotte à l’autre bout de l’océan Indien. Je suis Laval, Chinois de Port-Louis, à la recherche de son ami d’enfance Feisal et guettant le sourire d’Ayesha dans tous les jardins, dans les rues avec des arbres et dans le grand espace australien.

Depuis j’ai lu les autres livres d’Amal. Les voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des anciens mondes, son n° 2, est mon préféré (il numérote étrangement ses livres ;-). Écrit comme le moteur d’un cargo lui fait tracer un sillage sur la mer, Made in Mauritius, le n° 3, mérite largement le Prix des cinq continents.

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