Rouge la nuit
14 décembre 2013 - FictionsNo Comment   //   1869 Views   //   N°: 47

Il sort de l’aérogare, évitant porteurs, taxis et autres propositions en tous genres ; tout comme il le lui avait recommandé. L’air âcre qui l’a déjà surpris à la descente de l’avion le surprend encore une fois. Il se dirige vers la navette et, ne laissant pas le temps au chauffeur somnolant sur son volant de réagir, monte lui-même son unique valise à l’intérieur.

-          Bonne arrivée, Monsieur ! dit le chauffeur en frottant des yeux déjà rougis. Vous allez à quel hôtel ?

-          À l’Hôtel de l’Imerina.

-          Ah ! vous n’avez pas réservé ?

-          Si, j’ai réservé. Ça pose un problème ?

-          Ah ! non ! pas du tout, répond le chauffeur toussotant. Juste que d’habitude, ils envoient une voiture chercher leurs clients.

-          Disons que je préfère les transports en commun.

-          À votre #service, Monsieur.

 

Il s’affale sur un siège. De la radio s’élèvent les premiers accords de Country de Keith Jarret. Il tressaille et, dès le premier souffle du saxophone, il se relève.

-          Vous partez dans combien de temps ?

-          D’ici dix minutes, tout au plus, répond le chauffeur après avoir jeté un coup d’œil à sa montre. Vous êtes pressé ?

-          Pas vraiment ! c’est pour savoir… il fait chaud ! Je vais marcher un peu en attendant le départ, annonce-t-il avant de descendre.

Il s’éloigne des lumières, n’en éprouve pas pour autant de la fraîcheur. Cherche des étoiles dans le ciel couvert. Pas un seul éclat visible. L’atmosphère épaisse et lourde lui semble contracter jusqu’aux lumières électriques. Mais ce n’est pas pour autant comme si un orage s’approchait. Il s’allume une cigarette, regrette aussitôt, la jette et l’écrase. Puis la ramasse. Il erre sur le parking qui se vide, shootant dans le gravier.

Retournant vers le stationnement, il se débarrasse de son mégot dans une poubelle qui n’a pas de fond. Il soupire mais ne se donne plus la peine de le ramasser. Quelques voyageurs se sont installés dans l’autobus : une jeune fille, au deuxième rang, qui tapote sur son téléphone et qu’il a cru être seule avant d’apercevoir son compagnon couché sur ses genoux et, au fond à droite, deux touristes qu’il a déjà remarqués dans l’avion.

La radio est éteinte. Il va s’asseoir, soulagé, devant. Le chauffeur lui adresse un signe de tête, préchauffe son #moteur diesel et ferme la porte.

-          Il ne fait pas plus frais dehors !

-          Il ne fait même pas plus frais alors que c’est la nuit ! s’exclame le chauffeur.

-          Une petite pluie nous rafraîchirait !

-          Cela fait des jours qu’on l’attend, la pluie ! Des semaines même !

-          Ah oui ?

-          C’est normalement la saison mais elle n’a jamais commencé !

Le chauffeur semble vouloir parler plus longtemps mais une quinte de toux l’arrête. Le voyageur se demande si ce serait désobligeant de changer de place quand une autre quinte de toux, plus forte, le fait se tourner vers l’arrière. La jeune fille a réveillé son compagnon et l’aide à se relever pour tousser à son aise. Puis retourne à son mini-écran.

La navette sort de l’aéroport et roule dans la nuit déserte et obscure. Quelques vitrines éclairées, surtout des concessionnaires automobiles, des hôtels et des restaurants, quelques loupiotes de gargotes. À l’arrière, la jeune fille n’arrête pas de tousser. Le chauffeur répond de temps à autre.

Sur la route digue, le voyageur reconnaît l’odeur des briques cuites. Il lui semble tout de même que c’est drôlement fort. Pas l’arôme évanescent et agréable dont il lui avait parlé ; il se rappelle qu’il avait évoqué les fragrances s’échappant d’une boulangerie très tôt le matin. Non. Plutôt persistant, saturant presque l’air. Des lambeaux de fumée, même, traversent les phares comme des nuages perdus. Il demande au chauffeur s’il n’y a pas une briqueterie industrielle qui s’est créée dans le coin.

-          Une briqueterie ? C’est l’ambassade américaine, Monsieur.

-          C’est l’ambassade américaine qui fume comme cela ?

-          Non, bien sûr, la fumée, c’est les feux de brousse !

-          Les feux de brousse ? !

-          Oui, tout autour de la ville ! Dans la journée, parfois, on est obligé d’allumer les phares. J’en suis malade, ajoute le chauffeur qui, comme s’il s’en rappelait, toussote bravement.

Toux en réplique à l’arrière du car. Le chauffeur, tout en parlant, actionne les essuie-glaces, lesquels n’essuient que de la suie sur le pare-brise, ou plutôt l’étalent. L’eau projetée dessus ne fait qu’empirer la saleté.

-          Vous voyez, s’exclame-t-il toussant derechef.

Le voyageur toussote poliment pour approuver. Et comme en écho, la jeune fille mais également les touristes répondent.

Le voyageur se retourne et regarde attentivement les autres voyageurs qui toussent. Ils ont également les yeux rougis comme le chauffeur. Il se penche sur le rétroviseur extérieur pour se regarder les yeux mais il ne voit rien dans l’obscurité. L’air âcre qui le fouette le fait évidemment tousser. Il ferme la fenêtre puis les yeux.

-          Ça fait longtemps que vous n’êtes pas venu ?

-          Euh… Non, c’est la première fois.

-          Ah ! je pensais que vous connaissiez bien le pays !

-          On m’en avait beaucoup parlé…

La navette pénètre dans les faubourgs de la ville. Quelques lampadaires faiblards, de rares taxis en stationnement, des ombres et quelques chiens qui longent furtivement les murs recouverts d’affiches sûrement électorales. Le voyageur boit des yeux tout ce qu’il voit (pas grand-chose) et l’entend dans sa tête jouer sur son saxo la nostalgie de sa ville. La première fois qu’il l’avait entendu jouer, il pensait à des barrissements d’éléphant fuyant les feux de brousse.

-          Il n’y a jamais eu d’éléphants sur mon île, lui avait-il dit en souriant de ce sourire comme une excuse qu’il retrouve aussi sur le visage du chauffeur de la navette. Par contre, les feux de brousse, on connaît bien.

Les paysans pratiquent la culture sur brûlis, les éleveurs brûlent les herbes hautes de l’année précédente pour que leurs zébus puissent brouter les jeunes pousses d’après la pluie… on brûle également la brousse pour exprimer des mécontentements envers le pouvoir, avait-il continué.

-          Et les éléphants sont partis ! avait-il répliqué espérant faire renaître le sourire qui disparaissait derrière l’amertume marquant le visage du musicien.

Il avait souri. Ils avaient pris un verre, peut-être deux. Il lui avait parlé du pays, de son départ, de sa condamnation. C’était venu comme ça. Peut-être aussi pour qu’il sache. Un moment pressé. Aller à l’essentiel quand la vie s’enfuit. Puis ils avaient marché dans les rues froides et lumineuses.

C’était bizarre. Ils s’étaient croisés au dernier embranchement, sans avoir le temps de vivre quoi que ce soit, pas même l’amorce d’une relation normale. Les rares fois où il était le plus proche de lui, c’était pour le transporter inconscient d’un lieu à un autre. Quand ses poumons le laissaient tranquille, il lui parlait de sa ville. Il ne pouvait plus jouer bien entendu.

Le voyageur pense maintenant qu’il ne s’était pas beaucoup trompé. Un éléphant qui fuyait les feux de brousse.

Le chauffeur rallume la radio. « Pour réveiller en douceur les voyageurs » précise-t-il en voyant son voisin sursauter.

-          C’est #RLI, une radio qui ne diffuse que du jazz. Vous n’aimez pas le jazz ?

-          Si, si.

La navette s’arrête devant un hôtel. Le chauffeur ouvre la porte et met de la lumière. Le voyageur relève la tête. De toute façon, il n’est pas seul à avoir les yeux rouges.

Par Johary Ravaloson

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