Plagiée, détournée, mais si la musique malgache fait recette !
n°48
Il est l’un des plus grands paroliers de jazz des années 30, collaborateur attitré des Fats Waller, Eubie Blake, Bennie Goodman… Le plus américain des auteurs malgaches est pourtant mort dans l’indifférence générale, il y a tout juste 40 ans. Cherchez l’erreur.
Les manuels de jazz le rappellent à notre souvenir sous le pseudonyme d’Andy Razaf. De son vrai nom Andriamanantena Paul Razafkeriefo, né le 15 décembre 1895 à Washington DC. Non, ce n’est pas une erreur ! Pas plus que la liste des quelque 215 titres que lui attribue le Hall of Fame des paroliers. Parmi eux des standards de jazz aussi incontournables que Honeysuckle Rose (1929), Stompin’ at the Savoy (1936) ou In the Mood (1939). Voilà, de toute évidence, une page de l’histoire du jazz qui mérite d’être réécrite ! C’est tout le sens de l’hommage qui lui a été rendu en septembre lors du dernier Madajazzcar, à travers une conférence-débat animé par Désiré Razafindrazaka, le président du festival. S’il est né citoyen américain, Andy Razaf est bien le fils d’Henri Razafkeriefo, neveu de la Reine Ranavalona III, et de Jennie Waller, la fille du premier consul noir américain à Madagascar en 1891. Enceinte et déjà veuve (à tout juste 15 ans), elle choisit de regagner les États-Unis au moment de la colonisation française. « Même s’il n’a pas vécu à Madagascar, il a toujours été conscient de ses origines. Il a connu la ségrégation qui d’une certaine façon l’a conduit à devenir un parolier de jazz, car il n’y avait pas d’autres voies à l’époque pour un poète noir.» Son enfance est celle d’un petit gars de Harlem qui doit quitter l’école à 16 ans pour aider sa mère, en faisant des petits boulots, comme portier d’ascenseur. Ce qui ne l’empêche pas de composer à 17 ans Baltimo, son premier titre, qui sera joué par la revue Passing Show à Broadway en 1918.
Andy Razaf : In the Mood, c’est lui !
D’être de Harlem le prédispose à fréquenter les pointures du jazz naissant, comme Eubie Blake ou James P. Johnson. Mais c’est sa rencontre en 1921 avec Fats Waller, le grand maître du stride (un style de piano de Harlem hérité du ragtime), qui le met définitivement sur les rails. Ensemble, ils écrivent des revues et des comédies musicales d’où sortira plus d’un standard de jazz. Comme Black and Blue, écrit dit-on à la demande du gangster Dutch Schultz. All that jazz ! De Benny Goodman à Cab Calloway, il devient un parolier très en vue. L’ascension de celui que ses pairs appellent le « Prince de Madagascar », comme il y a un Comte Basie ou un Duc Ellington, est telle que le magazine Variety se doit de révéler en 1936 que les oeuvres d’Andy Razaf ont été jouées 20 836 fois à la radio ! Mais tout n’est pas rose pour lui. Entre un Fats Waller qui le paye au lance-pierre et les grandes maisons de disques qui se soucient du droit d’auteur comme de leur première chemise, sa fortune est loin d’être faite. Sans un sou, il ambitionne pourtant d’écrire un opéra sur l’histoire de Madagascar, mais la mort de Fats Waller en 1943 fait capoter le projet. La suite n’est pas plus reluisante. Frappé de paralysie en 1951, il passe le reste de sa vie cloué sur un fauteuil roulant et meurt quasi oublié à Hollywood, le 3 février 1973. Andy le Maudit ?
« Au-delà de l’injustice qui veut que les interprètes soient généralement plus connus que les compositeurs ou les paroliers, il laisse un héritage tout à fait surprenant », estime Désiré Razafindrazaka. « Contrairement à la plupart des Afroaméricains de l’époque qui méconnaissaient leurs origines, lui s’est toujours raccroché à son identité malgache. Il se voulait le porte-parole des minorités, ce qui l’amènera à collaborer au journal de l’Association universelle pour l’amélioration de la condition noire (United Negro Improvement Association, UNIA) de Marcus Garvey. Là aussi il fait figure de précurseur. » Il existe encore de nombreux textes non publiés d’Andy Razaf. Plus de 800. Le travail de mémoire ne fait que commencer autour de ce singulier poète.
Aina Zo Raberanto
Haja Ranjarivo (OMDA)
Le copier-coller est puni par la loi
L’Office malgache du droit d’auteurs (Omda), organisme rattaché au ministère de la Culture, veille à la défense et à la sauvegarde de la propriété artistique et intellectuelle. Un domaine où le plagiat est parfois inévitable, estime Haja Ranjarivo, son directeur.
Un cas semblable à celui de Barijaona est-il possible aujourd’hui ? Il faut toujours être vigilant quand on aborde un sujet de ce type. Parfois, et le cas est fréquent, un auteur vient chez nous pour dire qu’il s’est fait plagier par une tierce personne. Mais après enquête, on découvre qu’il a bel et bien vendu son œuvre à la personne en question. Ce n’est qu’après, lorsqu’il se rend compte qu’il auraitpu gagner beaucoup plus d’argent en touchant des droits d’auteur, qu’il invoque le plagiat.
Je ne dis pas que c’était le cas pour Barijaona et Sinatra, car je ne connais pas cette affaire. Ce qui est sûr, c’est que tant que l’œuvre n’est pas enregistrée à l’Omda, elle n’est légalement la propriété de personne, ce qui ouvre la voie à toutes sortes de malversations.
Concrètement, qu’apporte l’Omda ? Nous existons depuis 30 ans et comptons actuellement 6 900 membres issus de tous les domaines de la création. Notre mission est d’agir de manière à ce que chacun des membres puisse jouir pleinement de ses droits d’auteur. J’entends par droits l’argent qu’il doit toucher pour l’utilisation en public de ses œuvres. C’est nous qui faisons le recouvrement auprès des télévisions, radios et organisateurs d’événement et qui reversons l’argent aux auteurs concernés. Et en ce qui concerne le plagiat ? Nous apportons notre aide, mais nous ne sommes qu’un office, pas la police judiciaire ou un auxiliaire de la loi. Nous avons un service qui s’appelle la Commission d’identification d’œuvres, qui connaît à peu près toutes les œuvres qui sont répertoriées chez nous. Elle est habilitée à dire si une création a été plagiée ou non, mais elle n’agit que si les auteurs concernés la réquisitionnent. En fait, mon sentiment est que tout créateur fait toujours un peu de plagiat, et c’est normal s’agissant d’art. C’est quand il y a « copier-coller» dans le but manifeste de s’approprier la création d’un autre que c’est répréhensible et puni par la loi pénale.
Solofo Ranaivo
Somethin’ Stupid
De Frank Sinatra à Robbie Williams en passant par Sacha Distel, Barijaona est sans doute l’artiste malgache qui a été le plus plagié. La preuve, tout monde est persuadé que Somethin’ Stupid est un pur standard américain…
« Pour certains, le producteur de Sinatra aurait bien écouté la bande magnétique de Barijaona. Emballé par les arrangements et la mélodie, il aurait déclaré : I don’t understand these stupid words (je ne comprends rien à ces paroles stupides), ce qui aurait inspiré le titre. En tout cas, Il est impensable que le petit monde tournant autour de Sinatra ait pu inventer une chanson à ce point similaire à Avia hilalao ; c’est exactement un rythme de ba gasy », commente Goth Lieb. Une autre version veut que ce soit un technicien du studio d’enregistrement qui ait fait écouter la bande au producteur de Sinatra de passage à Paris, et ce dernier conquis l’aurait tout simplement emportée… Furieux, Barijaona et son manager auraient attaqué le producteur en justice et obtenu gain de cause sous forme d’une compensation. Mais la force des majors est telle que dans la mémoire collective la chanson appartient bel et bien à Sinatra…
Du maître du ba gasy, disparu voici déjà plusieurs décennies, il reste quelques titres que l’on se surprend toujours à fredonner, comme Manimanina ou Hatanorana. Rien de plus que du « folklore local » estimeront les musicologues patentés, ignorant qu’une composition de Barijaona au moins a eu une audience planétaire. En anglais et en français s’il vous plaît, mais sans qu’il s’en soit trouvé plus riche pour autant ! « L’histoire du plagiat de la chanson de Barijaona diffère selon les sources. Moi je la tiens de Jean-Yves, un ami parisien qui a bien connu Barijaona et Odette Suzanah lorsqu’ils séjournaient en France. Maintenant ce ne sont que des on-dit, ses descendants sont les seuls à connaître la vérité », fait valoir Goth Lieb, l’un des artistes les plus engagés à perpétuer la mémoire du chanteur. Avec son groupe Johary, il lui a encore rendu un vibrant hommage en chansons le
15 septembre dernier au CC Esca d’Antanimena.
Nous sommes en 1958 et Barijaona est au comble de l’exaltation : il vient de terminer une chanson qui lui semble tout à fait exceptionnelle de par sa mélodie. Cette chanson, c’est Avia hilalao (Viens ici), également connue sous le titre He tomarataratra. Un tube potentiel voué à une carrière internationale, il en a l’intuition ! À tel point qu’il décide de l’enregistrer en France, dans un studio parisien, et envoie dans la foulée la bande magnétique aux États-Unis, direct chez le producteur de Frank Sinatra. Quelle drôle d’idée ! Dans sa tête, seul The Voice (le surnom de Sinatra) est capable de porter cette chanson dont l’effet lui semble aussi irrésistible que Strangers in the Night ou New York New York. Quelques semaines plus tard, c’est la douche froide : « No way, we don’t understand what you want (désolé, on ne comprend pas ce que vous voulez », lui font savoir les agents de Sinatra. Il se voyait déjà tout en haut de l’affiche, mais Barijaona doit déchanter : sa merveille ne courra pas les charts et ne lui apportera pas les millions escomptés. A lui peut-être pas… Car bien des années plus tard, en 1967, déferlent sur les ondes la chanson Somethin’ Stupid, interprété par Frank Sinatra et sa fille Nancy (elle avait été interprétée précédemment par Carson et Gaile). Elle a beau être attribuée à C. Carson Parks, Barijaona n’a aucun mal à reconnaître sa chanson.
Quand Sinatra plagiait Barijaona
« La carrière de Barijaona s’en est quand même trouvée boostée, puisque Avia hilalao a connu un relatif succès en France et dans les DOM-TOM », explique Goth Lieb. Enfin rien de comparable à la version française de Something’ Stupid (Ces mots stupides) interprétée par Sacha Distel ! Que s’est-il vraiment passé ? Nul ne le sait, mais une chose est sûre, Somethin’ Stupid continue à avoir un succès planétaire. Parmi les dernières reprises, celle de Robbie Williams en 2001, en duo avec Nicole Kidman. Contactée en Belgique, où elle réside, Edith Barijaona, la fille du chanteur, nous a fait savoir qu’une biographie de Barijaona est en cours d’écriture. L’affaire Somethin’ Stupid y sera évidemment évoquée.
Joro Andrianasolo
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