Ouioui en Malgachie
4 mai 2015 - FictionsNo Comment   //   3065 Views   //   N°: 64

Boribory ny tany

La Terre est ronde, la Terre tourne, chacun son tour, la vie continue, life goes on, les temps changent, la roue tourne… Il y a plein de façons d’interpréter le boribory ny tany malgache. Cette petite phrase de mon ami Mamy tourne aussi dans ma tête comme un mantra, une prière, une vérité.
Cela fait maintenant plus d’une année que je suis en vadrouille à Madagascar, une arrivée inoubliable sur le territoire, un cadeau offert par les usines Choco-Lu suite à un concours de slogans.
« Choco-papaye si bon pour les papailles, si bon pour les mamailles, les tatailles et toute la marmaille ! » j’avais trouvé en France cette devise et chance incroyable, j’avais gagné ce voyage destination Madagascar. Heureux élu pour être l’ambassadeur officiel de la nouvelle marque Choco-papaye sur l’île rouge accompagné par celui qui restera mon ami et mon guide, Mamy (voir no comment® n°49). Tout tourne car toute chose a une fin, mon contrat s’achève et je dois maintenant rentrer dans mon pays. J’ai pu distribuer au gré de mes aventures un nombre incalculable de paquets de biscuits à la papaye aux policiers d’Ambositra, aux chanteurs de karaoké d’Antsirabe, aux passagers des taxis-brousse, aux tireurs de pousse-pousse, aux chaudronniers d’Ambatolampy, aux musiciens et aux professeurs d’école.
Mamy s’était souvent moqué des vazaha qui pleurent avant leur départ, il m’avait aidé à comprendre que les larmes n’étaient pas nécessaires justement parce que boribory ny tany, les choses sont ce qu’elles sont, Dieu en a décidé ainsi. Après avoir salué nos amis d’Antsirabe, les Mpamangas et tous les autres, nous reprenons la vieille 4 L jaune direction Antananarivo.
La brume se dissipe au-dessus des champs de carottes du Vakinakaratra, les nids de poule sur la route continuent encore à nous faire freiner nous laissant ainsi le temps de découvrir le bas des Hauts plateaux. Je fais le digne en contrôlant mes émotions mais au fond de moi je suis un vazaha qui pleure à l’intérieur.
Madagascar laisse une marque indélébile, un tatouage au coeur, l’empreinte est faite de sang et de terre rouge, elle s’imprègne dans les cellules du souvenir comme un sucre dans du café noir. Quitter Madagascar c’est devenir orphelin dans l’âme. C’est comme si on vous enlevait le poumon gauche, celui des odeurs et des ressentis. On sait d’avance que tout ne sera plus comme avant, qu’il manquera une respiration, une virgule, un bémol à la musique, que le seul moyen de retrouver les vraies sensations sera de revenir sur l’île rouge pour cicatriser les souvenirs du bon temps.
Le remède le plus radical avant de pleurer comme un vazaha est de rire avec Mamy. Rire encore ! Alors quand on sait qu’une minute de fou rire équivaudrait à 45 minutes de relaxation, on aurait tort de s’en priver surtout qu’avec Mamy un rien peut déclencher des heures de franches rigolades.
« Le bonheur est la seule chose qui se double si on le partage », disait mon ami Albert Schweitzer. Cela multiplie mes chances de devenir un vazaha qui pleure de rire plutôt que de tristesse. Ce pays de papaye incite à la réflexion de la quête du bonheur intégral. Le simple émerveillement provoque des bulles de THB dans les neurones. On ne possède rien mais on est propriétaire de tout, ce n’est pas capitaliste, c’est simplement capital. Les Malgaches de Malgachie donnent l’impression que le bonheur n’est pas d’avoir ce qu’ils désirent mais, d’apprécier ce qu’ils ont. Et ça, pour un adolescent comme moi, en perpétuelle recherche d’intelligence, ça en bouche un coin.
Moi qui voulait être géologue pour pouvoir pédaler à l’envers dans le temps, comprendre les couches successives du cerveau de l’intelligence, je change mon fusil d’épaule ; rouler vers l’avant avec une 4 L qui fume en direction d’une capitale imprononçable est un exercice qui procure les mêmes révélations. En strates, le bonheur est bel et bien là, disposé en fines couches comme un accordéon végétal.
Même pas je pleure comme une cocotte en traversant Ambatolampy. Même pas une larme pour refroidir le métal en fusion, je reste digne comme une montée de drapeau malgache, droit comme un pic à brochette de zébu, silencieux et attentif, je mange le décor qui défile devant nous en prenant soin de mâcher le plus longtemps possible cette belle nourriture visuelle.
Coup sur coup, Mamy double en seconde deux nuages de taxis-brousse, puis, quand le moteur Renault hurle sa peine, il enclenche la troisième comme un pilote de formule 3000. Sa 4 L jaune, c’est une bombe. Une bombe de 1968, une voiture au carburant révolutionnaire. Mamy m’énumère toutes les réparations qu’il a dû faire dessus depuis l’époque. Il parle de sa voiture comme de sa grand-mère paternelle. Il la choie comme un membre de sa famille. Sa patience et sa dévotion à trouver les pièces manquantes du moteur, les toilettes permanentes au pied des rivières, les filtres d’amour à essence, les plaquettes de freinage rachetées d’occasion aux chinois. Même les pneus rechapés des Karana prennent la même valeur que l’achat d’une belle paire de chaussures de luxe. Sa voiture est une princesse du troisième âge. Pour elle aussi, boribory ny tany, les quatre roues tournent.
Après dans la vie, tout est relatif. Cela dépend du point de vue où l’on se place. Moi, assis à l’avant côté chauffeur, j’ai toujours eu mal aux fesses après un long voyage. Le bonheur est en suspension sur les routes en macadam. En point d’exclamation sur les pistes de brousse, l’important c’est tout de même d’arriver à bon port.
L’arrivée à Tana ressemble à la traversée progressive d’une forêt amazonienne de plus en plus dense. On part du clair puis on s’enfonce dans l’obscur. De plus en plus de monde, de fumées en tous genres, de gargotes, de petits métiers qui s’allongent au gré des trottoirs. La 4 L est dans une bulle familiale, elle retrouve dix mille cousines, elles se klaxonnent entre elles, se touchent à peine, pare chocs contre pare chocs.
la différence des chauffeurs, les voitures à Tana semblent toutes se connaître. Même galère, même courroie de distribution. Celles qui sont en panne, éclopées au bord de la route reçoivent le soutien par la masse, car ici, on ne laisse jamais mourir une voiture.
Dans l’embouteillage, le téléphone de Mamy se met à sonner. Sonnerie imperceptible dans le brouhaha de la ville.
- Manao ahoana tompoko !
Mamy ne parle pas, il répond par des yé, oui monsieur, ok, d’accord… et son sourire va grandissant.
– Ok, misaotra, pas de problème. Veloma ramose. Mamy raccroche, se tourne vers moi avec son air de guide spirituel.
Qu’est-ce qu’il y a Mamy ? Un problème ?
Le président de Choco-Lu Madagascar me demande si tu serais d’accord de continuer ton travail d’ambassadeur Choco-papaye. Les ventes ont explosé depuis ton arrivée. Tu es muté à Sainte-Marie, si tu le désires ! Cette fois-ci, je pleure. 

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