Ouioui en Malgachie
6 janvier 2015 - FictionsNo Comment   //   2978 Views   //   N°: 60

Nomade’s Land

Avec Mamy nous nous engageons dans ce petit chemin au sud d’Ambositra. Je me laisse guider car je ne sais pas où je vais ni pour combien de temps. Je sais juste que nous allons retrouver Toky et ses acolytes pour un concert en brousse.

En marchant le long des rizières je m’interroge. Comment ont-ils fait pour transporter leurs instruments de musique à travers un sentier aussi étroit ? En Malgachie tout s’achemine à dos d’homme. Ce qui ne semble pas possible le devient avec de la volonté et de l’imagination.

Preuve en est que nous débouchons sur la grande place de ce petit hameau où tables, bancs d’école, cotillons et bâche parasol sont en place. Au centre, une estrade constituée de quatre charrettes à zébu avec dessus une batterie, des micros et des amplificateurs alimentés par un groupe électrogène. Ici, en pleine nature, au milieu de nulle part. Dans la foule endimanchée, j’aperçois très vite Toky avec sa chevelure afro. Toky se rapproche pour nous accueillir.

« Tonga soa namako ». Aujourd’hui on inaugure la nouvelle école. Aprèsdemain les enfants pourront enfin l’étrenner. Quarante places. Deux professeurs. « Nous sommes venus les soutenir. Beaucoup d’entre eux sont nos cousins ou nos neveux. Merci d’être venus. Karibo ! (Entrez !) » Le « tonga soa » chaleureux fuse de tous côtés. Je salue tout le monde en répondant systématiquement par oui en malgache à tous les échanges : « iééééé! » Toky me présente Jean-Noël, l’un des deux maîtres d’école présents aujourd’hui.

Son français est parfait. Il m’invite à me mettre à l’aise, à faire la fête sans retenue. Avant même de pouvoir le saluer, Maître Jean-Noël me rappelle ses connaissances en histoire en me citant les noms de l’ensemble du gouvernement français. Ministre des Affaires étrangères, des Affaires sociales, le nom du président de la Région Rhône-Alpes, tous ces noms qu’en incivique que je suis j’avais oubliés ou tout simplement ignorés.

Toky nous attire Mamy et moi vers un groupe de jeunes en bord d’estrade. « Voici Zix à la basse, Bema aux percussions et chant, Jaky à la guitare et Hery à la batterie… voici Mpamanga (Nomade) » Les cinq nomades m’expliquent la source à laquelle ils puisent leur inspiration. Ils ne citent aucun artiste connu mais se régalent de mettre en images et en gestes les influences musicales qu’ils glanent au fil de leurs déplacements. Ils s’amusent à coller leurs cinq avant-bras à côté du mien pour m’expliquer le métissage naturel des rencontres. « Café-café », dit Zix. « Chocolat », dit Bema. « Caramel », dit Jaky. « Glace à la vanille ! », dit Toky en me désignant. Hery finit la danse de l’avant-bras par un cri du coeur « Café au lait ! »

Avant de passer à table pour partager l’immense cocotte de riz et les centaines de brochettes masikita de zébu, les Mpamangas montent sur scène et commencent leur set. En quelques minutes à peine, je retrouve la même sensation de lévitation que j’avais ressentie pendant les chants basques et lors de notre intervention avec Toky au karaoké l’Etoile des Neiges.

Le métissage de toutes leurs peaux forme une palette musicale où les couleurs fluctuent suivant le rythme ou le chant. Des dix-huit groupes ethniques malagasy, je ne saurais vous dire lequel prédomine dans cette chanson, tellement les Mpamanga se baladent du nord au sud de la grande île. Ils balancent des clins d’oeil avec des riffs transcendantaux, ils accouplent les différents peuples sur chaque solo en mariant les influences et les coutumes. Le groupe décolle comme une fusée ethnique en vol libre.

Cela ressemble à un essor de pigeons voyageurs dotés de messages transmissibles. En planant sur les harmonies, ils provoquent des courants d’air. En passant au-dessus des Etats-Unis d’Amérique, ils incorporent musicalement du cheesecake avec du sakay . En escale à Madrid, ils fusionnent la THB avec des castagnettes. Ça malaxe des pâtes à dessert transformées en bonbons au caramel.

Leur musique autorise les mélanges interdits. Les Mpamanga sont cinq cuisiniers de l’improbable aussi toqués que le guide Mi-chemin. Nomade à la façon rois mages, ou rois d’images couronnés d’alliances et d’alliages en alu. En deux mots : ils transformatent ! Toky sur scène ressemble de plus en plus à Angela Davis, tous sexes confondus. Peut-être est-ce dû à une transmutation hallucinatoire causée par le petit verre de toaka gasy que j’ai fini par accepter ? Le toaka des campagnes n’a pas le même goût qu’à Antsirabe.

« Fabrication artisanale », me dit Mamy. Ce rhum-là est plus doux, plus parfumé. Les effets secondaires ne me sont pas étrangers, sauf qu’à cet instant précis ils semblent m’ouvrir de nouvelles portes musicales comme s’il y avait du nouveau sur l’air du temps.

Au troisième verre, je suis scotché devant l’estrade et laisse mon esprit voyager avec les nomades. Dans un de leurs morceaux je retrouve même des intonations de mon titre fétiche « Shit of the movie star » des Beatnik Paradise. Ce groupe sait panacher avec panache. Je me décolle quelques instants de la scène. En me retournant, je découvre que toute la foule danse. Un moment d’absence où j’étais sur mon petit nuage ethnique en meringue blanche. Je n’avais rien senti ni vu de ce qu’il se passait derrière moi.

La tension monte. Le quatrième verre servi par Maitre Jean-Noël active directement la mécanique automatique de la danse corporelle. Je transpire du rhum. Le ciel, qui peu à peu s’atténue en lumière, laisse la place aux nuages rouge sang et à l’arrivée graduelle des étoiles.

La voûte commence alors à nous offrir des images célestes. Le décor de ce petit village est tout simplement « modiglianesque ». Ou bien, suivant l’angle de vue, « wharolien ». Le toaka gasy me fait oublier mes classiques mais contribue à ma révision des modernes. Comme la musique je suis en fonte. Une bougie brûlante qui dégouline en fusion de cire. (à suivre)

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