Lieu commun
30 décembre 2012 - FictionsNo Comment   //   1386 Views   //   N°: 35

Et pour Monsieur, ce sera quoi ?
– Oh, une bière aussi, tiens…
– Tu ne prends pas de pastis ?
– Non, pas ce soir.
Elle hausse les épaules, lève les yeux vers le garçon :
– Alors, deux bières, s’il vous plaît.
Le garçon incline légèrement la tête, le masque du
sourire plaqué sur son visage ambré, aux pommettes hautes. 

Puis s’éloigne, d’un pas nonchalant, pour passer la commande au bar.
– On ne voit vraiment rien dans ce resto, dit-il en jetant ​un regard sur la salle, où les tables se garnissent peu à peu.
– Lumières d’ambiance, dit-elle. 

Aux murs, des peintures malgaches, des paysages de marché, des charrettes et des boeufs, des visages de femmes et d’enfants. Une petite étiquette en dessous doit indiquer les prix, mais de loin, avec la faible lueur des appliques halogènes et des bougies dans leur globe de verre posées sur les tables, elles sont illisibles. Quelques sculptures aussi, de masques et de statues sakalava, marquent le décor. Des haut-parleurs, disposés en hauteur, diffusent en sourdine du Erick Manana et du Senge. Il hésite, puis fouille dans la poche de son blouson pour en sortir des lunettes. 

– Tu en es content ?
Il la regarde, les sourcils froncés.
– De tes nouvelles lunettes…
– Ah ! Oui, ça va. De toute manière, il faudra bien que je m’y habitue. Il a un ricanement désabusé.
– La vieillerie !

Ils lisent attentivement les six pages de la carte. Des noms d’entrées, de plats aux désignations recherchées : « Poêlée de foie gras en baies roses », « Chiffonnade de poisson fumé », « Tartare vert de thon », « Émincé de zébu citronnelle »… Seuls les plats sous la rubrique « Spécialités du terroir », sont indiqués aussi en malgache. Les prix sont raisonnables, à l’exception des vins, exorbitants, sauf pour les cuvées locales. Le garçon revient avec les deux bières. Les débouche l’une après l’autre, d’un mouvement vif du poignet, remplit les verres en les inclinant, pour éviter la mousse. Elle le regarde faire avec une attention extrême, comme s’il accomplissait une tâche périlleuse.

– Vous avez choisi ?
– Je prendrai un magret au poivre vert, dit-il en refermant la carte. Rosé.
Avec des frites.
– Tu ne prends pas d’entrée ?
– Non.
– Bon. Alors pour moi, ce sera un Filet d’espadon au vinaigre de Xérès.
Avec sa poêlée de courgettes.

Le garçon note, s’éloigne. Ils examinent la salle. Clientèle essentiellement vazaha. Des touristes, le guide de voyage à portée de main, des locaux, en habits de ville, chemisettes et corsages, la plupart sans enfants, un jeune couple certainement ONGiste d’après la manière enjouée et familière avec laquelle ils s’adressent au serveur. Au fond, une table occupée par une famille mixte, le mari européen et la femme malgache, la trentaine aussi, deux jeunes enfants métis qui font du bruit en mimant un duel de fourchettes. Il n’y a qu’une personne au bar, un jeune Français, en polo Lacoste, qui bavarde avec le barman. Ils sont assis côté mur, assez près de la fenêtre pour que ses cheveux ondoient avec la brise du dehors. De temps à autre, elle les rejette en arrière, d’un mouvement circulaire de la main qui leur donne du volume au-dessus de la tête. Ils sont bruns, avec des reflets cuivrés. L’air est doux, tout imprégné d’odeurs de fleurs, frangipaniers, telo miova, jacarandas, qui se mêlent à ceux des gaz d’échappement… Il n’y aura pas d’orage ce soir. Dehors, le trafic s’apaise, quelques 4×4 sombres passent encore, éclairant la ruelle de leurs phares puissants, des 4L beiges bringuebalent sur les pavés. Il allume une nouvelle cigarette. Tripote le téléphone qu’il a posé à côté de son verre.

– Tu attends un coup de fil ?
Il lui jette un regard agacé.
– Non. Pourquoi ?
– Je ne sais pas… Tu n’arrêtes pas de regarder ton téléphone.

Il prend le téléphone et le range dans la poche de son blouson renversé sur le dossier de sa chaise. Il prend deux grandes gorgées de bière.
sur le dossier de sa chaise. Il prend deux grandes gorgées de bière.
– Tiens, j’ai discuté avec Christine ce matin, en salle des profs. Elle veut nous inviter avec les Verdier samedi soir. Elle doit me confirmer.
– Les Verdier ? Ils sont rasoirs, dit-il.
– Pourquoi dis-tu ça ? On ne les a vus qu’une fois. Et chez les Reboux, où il y avait plein de monde.
– N’empêche qu’ils ont l’air rasoir. Mais va pour samedi soir, si ça te dit. Elle se penche vers lui, presque confidentielle.
– Les Verdier connaissent beaucoup de gens.
– Et tu penses qu’ils vont me trouver du boulot ?
Il parle fort, d’un seul coup, comme pour prendre la salle à témoin.
– Je n’ai pas dit cela, répond-elle vivement, un ton au-dessous. Puis, après un instant d’hésitation : Mais oui, aussi pour cela. Ma remarque n’est pas absurde. Il faut fonctionner en réseau.
– J’ai peut-être une mission à Tamatave, fait-il, en reprenant une gorgée de bière.
– Une mission ? Mais de quoi ? Tu ne m’en as pas parlé.
– Je suis en train de t’en parler.
Il la fixe dans les yeux, écrase sa cigarette dans le cendrier.
– J’attends la confirmation. C’est Philippe qui m’a eu le contact.
Un vazaha qui a besoin d’un gérant pour son hôtel, pendant un mois et demi.
– Ah, Philippe… !
Elle a l’air très fatigué tout à coup, les traits affaissés, les coins de la bouche qui retombent vers le bas. Il ferme un instant les yeux, les narines pincées. Applique les paumes de ses mains sur le bois de la table.
– Ce n’est pas parce que tu ne l’aimes pas qu’il n’a pas de réseau, comme tu dis. Il est ici depuis dix ans.
– Et ce serait pour quand ?
– Mi-décembre à fin janvier. La saison creuse. Le patron part en France, dit-il d’un trait.
– À Noël ? Mais on a réservé des billets pour aller voir les enfants… Le serveur apporte les assiettes, prend son temps pour les orienter selon la décoration voulue en cuisine, en en tenant le bord de sa serviette blanche. Ils le regardent faire, en se taisant.
– Bon appétit, Messieurs dame.
– Merci, dit-il. Et vous m’apporterez une deuxième bière.
– Mais on doit passer Noël chez mes parents… reprend-elle dès que le serveur a tourné les talons.
– Tu n’as rien payé de toute manière, répond-il d’un ton assuré. Tu n’as qu’à annuler mon billet…
– Et les enfants ?
– Ils ont surtout besoin de te voir toi. Et je les verrai en juillet.
Elle ouvre la bouche, la referme… Il tend le bras au-dessus de la table, pose sa main sur la sienne.
– Geneviève, ce n’est pas un drame ! Vous pouvez bien passer un Noël sans moi !
Il retire sa main. Elle aussi, la pose sur ses genoux.
– Et cela fera des économies.
Il a l’air content d’un seul coup. Soulagé.
– Et ce sera payé combien ? dit-elle, en détachant le dernier mot.
– Je ne sais pas encore. Sûrement pas une fortune… Mais si ça me remet en selle. En fait, il faudrait que je descende à Tamatave. La semaine prochaine. Rencontrer le patron.
Il mange consciencieusement, essuyant de chaque fourchetée la sauce du fond de l’assiette.
– Avec Philippe ?
– Oui, sans doute avec Philippe.
– Il est toujours avec Sarina ?
– Sariaka. Non, il a changé.
Il rit, s’essuie la bouche.
– Tu sais, Philippe, ça va ça vient…
– Et c’est quel hôtel ?
Il est de nouveau concentré sur son assiette, à découper le bord de gras.
– Un hôtel qui vient juste d’ouvrir : le Flamboyant.
Elle le regarde, fixement, puis saisit sa fourchette et son couteau. Commence à émietter son filet d’espadon.
– Trop cuit, dit-il.
Il rit.
Elle porte une bouchée à ses lèvres, mastique lentement, en regardant dans le vide. Puis apercevant le garçon, lui fait signe :
– Je prendrai une deuxième bière aussi. S’il vous plaît.
Elle mange en examinant chaque bouchée avec attention. Il a le regard tourné vers la rue.
Dans la poche intérieure de son blouson, son téléphone s’allume, sans bruit.
Je ferme mon livre. Il est tard déjà, je vais rentrer chez moi. 

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