Lettres de Lémurie
18 septembre 2014 - LivresNo Comment   //   2362 Views   //   N°: 56

«… Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi »

Harlem, Eddy Harris.

par #JoharyRavaloson

Daniel Defoe (1660-1731),  l’auteur du fameux Robinson Crusoé, dans ces extraits du Tome II  de son Histoire générale des plus fameux Pyrates (1724), raconte l’établissement au nord de Diego de Libertalia, un havre où entre deux pillages des bateaux sur la route des Indes, vivaient des hommes de tous horizons dans la parfaite paix civile, partageant les butins, libérant les esclaves et autres forçats de la mer et n’obéissant qu’à des lois voulues par tous. Une vraie République. Le pouvoir n’est plus que moyen pour réaliser l’intérêt général, une servitude volontaire acceptée par des élus pour un temps limité. Instruit et assisté par le prêtre débauché, non moins idéologue Carracioli, le capitaine Misson proclame : « Notre cause est une cause noble, courageuse, juste et limpide : c’est la cause de la liberté ».

Marcus Rediker, spécialiste du monde la mer au XVIIIe siècle, titulaire de la chaire du Département d’histoire de l’Université de Pittsburgh (Pennsylvanie), explique dans la postface du livre édité par la maison éponyme Libertalia, qu’il était « nécessaire pour eux de vivre en parfaite unité, puisqu’ils avaient le monde entier pour ennemi. » Et pour cause ! Ennemis du commerce, ennemis de la propriété privée, ennemis de l’esclavage, les pirates s’élevaient également par l’institution de cette République en ennemis de l’ordre monarchique des États qui se partageaient le monde à l’époque. Si Libertalia n’a pas réellement existé, elle « incarne les pratiques et les traditions pirates du début du XVIIIe siècle ». Marcus Rediker atteste de l’existence de ces bases autonomes à Madagascar à cette époque où la mer était de feu et de sang (Pirates de tous les pays, éditions Libertalia, 2008). Les armateurs profitent injustement des risques encourus par les navires tandis que les équipages souffrent de la faim, de la maladie, de l’arbitraire du commandement. Les châtiments sont courants et odieux. En opposition, le navire pirate est un monde inversé. Les mutins y sabordent l’autorité classique, travaillent pour eux-mêmes, s’entraident, partagent les galères et les gains. Les mauvais capitaines peuvent être destitués. Les décisions sont prises de façon collective. Libertalia s’érige ainsi en un autre monde possible.

 

Pour écrire ce grand rêve flibustier recueilli, comme la plupart de ses récits d’aventure, des marins en attente d’appareillage dans les tavernes londoniennes, Daniel Defoe ruse avec le genre narratif se réfugiant sous le nom d’emprunt de Captain Johnston. Il n’est pas à son premier essai d’histoires prétendues véridiques aux relents subversifs : on connaît la sulfureuse Lady Roxana ou l’heureuse catin et on se rappelle de Madagascar ou le Journal de Robert Drury, l’histoire d’un jeune marin anglais détenu pendant quinze ans en esclavage chez les Antandroy, rééditée par l’Harmattan en 1992 avec une traduction critique d’Anne Molet-Sauvaget (auteur d’une impressionnante thèse de doctorat d’État sur Madagascar dans l’oeuvre de Daniel Defoe : étude de la contribution de cet auteur à l’histoire de l’île,

 

Université de Dijon, 1988). Mélangeant littérature utopiste et légende de la piraterie, Daniel Defoe offre le rêve d’une cité d’hommes libres, se partageant femmes, butins et bétail. Un plaidoyer pour la démocratie représentative et une forme de socialisme primitif qui doit sans doute quelque chose aux idées radicales de la révolution anglaise du milieu de XVIIe siècle. Mais Libertalia meurt de son origine paradoxale : pilleurs des mers, aux bans des nations, les pirates n’ont aucune terre pour les accueillir, sauf à s’installer de gré et de force en pays « sauvage ». « Les naturels » impressionnés par la puissance et la prodigalité des flibustiers, se laissent alors d’abord séduire par le commerce, troquant vivres, femmes et terres, allant jusqu’à déplacer leurs villages, avant de revenir dès détection de premières signes de faiblesse, attaquer et anéantir l’enclave étrangère. Daniel Defoe évoque « une raison restée mystérieuse ». Peut-être exprimet-il son désespoir quant à la possibilité de sa cité idéale dans les conditions du temps.

Misson et les rescapés de Libertalia décident de mettre les voiles et cingler vers l’Amérique, peut-être avec l’idée qu’une colonisation ne pouvait réussir et prospérer sans l’appui sinon l’intervention d’États organisés. Le bateau de Misson fait naufrage durant une grosse tempête n’atteint jamais sa destination. Demeure la légende… Daniel Vaxelaire redonne vie à ces Robins des mers dans Les Mutins de la liberté (Phebus, 2001).

Les éditions Libertalia viennent de republier la version originale de Defoe, avec des illustrations terribles de Tôma Sickart. Fasciné par toutes les histoires de contre-sociétés, Nicolas Norrito crée en 2007 cette maison d’édition spécialisée dans les ouvrages militants. Autres titres disponibles chez Libertalia : Grève générale (Jack London), Guerre à l’État (Jtxo Estebarranz), Les mots sont importants (Sylvie Tissot & Pierre Tevanian), le dernier Maurice Rajfus, Je n’aime pas la police de mon pays.

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