Lettres de Lémurie : Congo Inc., le testament de Bismarck par Johary Ravaloson
2 mai 2016 - Cultures LivresNo Comment   //   2127 Views   //   N°: 76

À travers les espérances du jeune Pygmée Isookanga, avide de modernité et de mondialisation, quittant sa forêt équatoriale pour s’en aller mondialiser à Kinshasa, In Koli Jean Bofane nous fait traverser des mondes ramifiés, depuis l’univers martial des jeux vidéo en réseau, en passant par les atrocités commises sur fond d’intérêts miniers dans le Kivu, région congolaise à l’ouest du Rwanda, jusqu’à l’économie mondiale dont les réalités concurrencent sérieusement la fiction. Il nous livre son Congo.

« L’algorithme Congo Inc. avait été imaginé au moment de dépecer l’Afrique, entre novembre 1884 et février 1885 à Berlin. Sous le métayage de Léopold II, on l’avait rapidement développé afin de fournir au monde entier le caoutchouc de l’Équateur, sans quoi l’ère industrielle n’aurait pas pris son essor comme il le fallait à ce moment-là. […] L’engagement de Congo Inc. dans le second conflit mondial fut décisif. […] le concept mit à la disposition des États-Unis d’Amérique l’uranium de Shinkolobwe qui vitrifia une fois pour toutes Hiroshima et Nagasaki […]. Il contribua généreusement à la dévastation du Vietnam en permettant aux hélicoptères Bell H1-Huey, les flancs béants, de cracher du haut des airs des millions de gerbes du cuivre

de Likasi et Kolwezi à travers les villes et les campagnes […]. Congo Inc. fut plus récemment désigné comme le pourvoyeur attitré de la mondialisation, chargé de livrer les minerais stratégiques pour la conquête de l’espace, la fabrication d’armements sophistiqués, l’industrie pétrolière, la production de matériel de télécommunication high-tech. »

Depuis qu’Isookanga a cliqué sur la souris d’un ordinateur volé à une africaniste belge, « il y eut un déclic et le monde s’ouvrit à lui d’une façon qu’il n’aurait jamais imaginée alors que son royaume n’était constitué que d’arbres, d’arbres et encore d’arbres. » À Kinshasa, ressemblant à un adulte mais avec le corps d’un enfant, il pénètre le milieu des affaires des shégués, les enfants des rues, et s’associe au travailleur chinois Zhang Xia, « oublié » par un patron manipulateur rentré précipitamment en Chine, pour conquérir le marché de l’eau avec l’« Eau Pire Suisse », de l’eau avec un édulcorant de sa composition « Forêts et Rivières E 26 » avec un « goût de rivière, d’arbres, de terre, de nuages ».

Des liens improbables que Bofane tisse avec cohérence et sans scrupule, allant même jusqu’à convoquer Confucius et Mao Zedong comme inspirateurs pour ses personnages, et sous-titrant sans coup férir ses chapitres – des titres de séries B – en chinois.

Car son roman nous fait explorer le Congo et Kinshasa à l’aune d’une mondialisation qui n’épargne personne : un rouleau compresseur dont l’auteur nous fait démonter les mécanismes et qui nous laisse ahuris. Au nom de la miniaturisation de nos téléphones portables, ces femmes éventrées. Au nom de funestes matières premières, le sacrifice des populations et de leurs histoires. À l’ONU, au FMI, à l’OMC, la dédicace de l’ouvrage. Si l’on en sort terrifié, c’est qu’on sent bien, d’un bout à l’autre du livre, que cette fiction n’est que trop inspirée par la réalité. Comme au sortir de Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop, il apparaît clairement que cette barbarie est la nôtre. Celle du coltan de nos ampoules LED. Celle de notre consommation toujours plus effrénée, qui justifie l’innommable. Celle des enfants des rues, chassés vers l’ouest par les massacres de leurs familles, magnifiques de résilience. Celle des sectes multiplicatrices qui s’offrent en exutoires aux âmes et aux porte-monnaie. Celle des fonctionnaires internationaux qui dérapent auprès de mineures.

Alors vous n’avez déjà plus envie de le lire, mais vous avez grand tort car In Koli Jean Bofane parvient à rester terriblement drôle, d’une ironie désarmante, d’une humanité salutaire. Comme un miroir révélateur, nous contemplons cette image de nous-mêmes, décryptée, révoltante et attachante. Mais l’on s’en sort bien car l’auteur est avant tout un fabuleux conteur. Il nous aide à comprendre et, pourquoi pas comme le jeune Isookanga, à trouver notre place dans ce monde de fous, qui est le sien, le nôtre. Comme le rappelle, en effet, Théo Ananissoh, un autre grand écrivain contemporain originaire d’Afrique, commentant Congo Inc. dans La cause littéraire, « le mot Congo a signifié plus que le Congo. […] Une affaire très sérieuse et mondiale. » Il ajoute et je le rejoins sans hésiter qu’« il faudra pouvoir écrire cette sorte de cristallisation sémantique autour d’un nom qui, à l’origine, signifierait terre ou demeure de la panthère. » Il faudra ? Mais non ! Un romancier né là-bas vient d’accomplir une forme d’exploit qui s’apparente à cela.

In Koli Jean Bofane, Congo Inc., le testament de Bismarck, roman, Editions Actes Sud, Arles, 2014, 294p., Prix des 5 continents 2015.

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