Les critiques d’Elie Ramanankavana : Feux, Fièvres, Forêts, de la poésie au délire
12 mai 2023 - CulturesNo Comment   //   508 Views   //   N°: 160
FEUX, FIÈVRES, FORÊTS,

DE LA POÉSIE AU DÉLIRE

Feux, Fièvres, Forêts,
Marie Ranjanoro, éditions Laterit, 2023 (230 pages)

Feux, Fièvres, Forêts est le premier roman de la jeune écrivaine malgache Marie Ranjanoro. Y est mis en scène, sur les pas du lieutenant Français Pierre Galois d’Haurousse, par le feu brûlant des entrailles de Voara, la pacification post-insurrectionnelle à Madagascar. Toute de poésie et de pénombres, l’œuvre jusqu’à la dernière page demeure un mystère, comme le délire des méninges sous le paludisme habitant les forêts, les marécages, les pleines, les montagnes et les vallées de ces terres. Un piège qui dès les premières pages se referme, ne laissant à l’attention du lecteur aucun répit jusqu’au fin mot de l’histoire.

Une poésie dans la lignée de l’héritage séculaire de la littérature malgache

Ici chaque chapitre exhale le parfum entêtant d’une poésie omniprésente. Elle s’agrippe dès les premières lignes du roman à l’esprit quand Voara assiste à la naissance de Ivo. Elle continue sans relâche, même quand apparaît le très sec lieutenant D’Haurousse, ce vil noble déclassé, jusqu’à dans les caves où s’entassent les corps des insurgés, où le relent des excréments rend dégoûtantes les horreurs et les exactions de 47.

Chaque occasion est saisie par Ranjanoro, pour couler notre perception dans l’affabulateur distorsion que distille sa plume. Ce qui en définitive aurait pu tout gâcher, briser l’harmonie d’une œuvre, qui ne serait alors qu’un chiffon imbibé d’un excès gênant de dentelles et de guipures, par une magie secrète propre aux écrivains d’ici, l’autrice réussit à le rendre agréable et même brillant. De la sorte, elle insuffle à son ouvrage la couleur si particulière de la littérature de la Grande Île. Elle s’inscrit ainsi  parfaitement dans le cortège des grands noms qui ont donné aux lettres écarlates (ainsi je baptise ce trésor d’encre et de papiers) ses lettres de noblesse. Elle déjoue par les fibres de sa plume les racontars de ceux qui ne trouveraient le malgache que dans la langue malgache, ceux qui ignorent les pas d’une valse permanente reconnaissable entre tout.

Une lecture fluide faite de rythme maîtrisé

Mais comment faire un récit avec autant de poésie ? Comment réussir à ne pas alourdir par les excès de description le rythme de l’histoire ? Tout tient dans l’alchimie des phrases, et notre jeune autrice est à ce jeu d’une technique à la fois instinctive et chirurgicale.

Ses phrases sont savamment cadencées, ce qui enlève toute lourdeur à la lecture. Sur chaque virgule le souffle du lecteur se repose pour mieux continuer, sur deux ou trois lignes encore avant le point final qui achève de livrer toute la saveur des mots.

Le lexique, sans être savant pour que l’on ait à recourir incessamment au dictionnaire, est raffiné. Ce qui laisse une impression de prose patiemment brodée de fils teintés de milliers de pigments, d’odeurs, de saveurs, de caresses et de brûlures dans une tempête de sensations qui rompt le monochrome de l’encre et du papier. Le passage suivant, brossant en quelques phrases la relation centrale entre Ivo et Voara, en est une démonstration exemplaire:

« Personne n’avait demandé à la nuit de venir de la sorte. Personne ne la vultivait ou ne la fabriquait. Et personne n’aurait pu lui demander de ne pas être. La nuit, comme notre amour, était aussi évidente qu’inévitable. Cet amour, je ne l’avais pas souhaité. Il n’avait pas grandi progressivement comme l’affection qui naît immanquablement de la proximité. Nous ne le questionnions pas, nous ne supposions même pas son caractère inessentiel, car nous n’avons jamais connu son absence. Il y avait une Ivo et il y avait une Voara, et entre elles il y avait un amour que rien ni personne n’avait appelé ni conçu. » (P.14)

Un point d’interrogation en suspens nourrissant l’intérêt du lecteur

Le récit est constitué de deux histoires évoluant en parallèle. D’un côté, le lieutenant D’Haurousse, officier français envoyé en mission sur les pistes d’une certaine insurgée nommée Telonono du fait de ses triples seins, et qui sur son passage a semé la zizanie dans les rangs de la mère patrie. De l’autre, Ivo et Voara, deux sœurs, de mères différentes, comme les deux faces d’une médaille estampillée par le même créateur, qui, sous la plume aiguisée de Ranjanoro, se confondent tout à fait. « Elle et moi étions la même enfant. Ce qu’elle voyait, je le voyais aussi, ce qu’elle sentait, je le sentais aussi. Chaque évènement, chaque expérience je les vivais en moi et y assistais dehors de moi, indistinctement objet et sujet. J’étais Ivo, J’étais Voara. Elle était Ivo, Elle était Voara. Si longtemps, l’existence d’une autre petite fille me fut impensable, puisque nous étions la même et unique personne, tantôt appelée Ivo, tantôt Voara »(P.7).

D’Haurousse, de camp militaire en camp militaire, se met à la trace d’un spectre: Telonono. Mais existe-t-elle seulement cette fameuse sorcière-guerrière à trois seins? Pour le confirmer, rien que des bribes de documents administratifs et des interrogatoires incertains faits sur des insurgés moisis dans les cachots révulsant. De fil en aiguille, le périple de l’officier perdu en terre inconnue  le mènera jusqu’à un recoin nommé Ambohitralanana. Là, il vivra un des épisodes les plus intéressants du livre, à l’origine sans doute de son titre: une crise délirante sous le brasier de la fièvre. D’Haurousse, pris d’ hallucination, va suivre ce qui serait un « Ombiasy », un devin guérisseur, jusqu’au cœur d’une forêt où il est pris d’assaut par des esprits. Ceux de Ivo et de Voara et des compagnons de cette dernière?

Voara, suite à la mort de Ivo, dans des contextes horrifiants qui laissent un de ses seins tranchés en deux, deviendra un monstre de feu, un feu s’étendant de village en village pour consumer les maisons des colons avec leurs occupants. Quand éclate la rébellion malgache, Voara se retrouvera à la tête d’un groupe de fuyards des forêts, traquées sans relâche par les forces françaises. Au bout de l’histoire, Voara est acculée à la solitude devant les limites incertaines de la mer, son groupe s’éparpille.

Mais jamais du grand jamais, ne sera résolu la question qui de bout en bout reste en suspens: Qui est Telonono? La réponse se profile comme une présence incertaine, mais prégnante, un reflet flou dans un miroir qui croule sous les aspérités. Une impression qui ne doit pas être du goût de tout le monde, car les deux histoires évoluant côte à côte ne se tressent qu’hypothétiquement. Et si on avait aimé abolir le point d’interrogation, son brasier et tout de même ce qui fait brûler le moteur de notre appétit nous menant de chapitre en chapitre sans que ne retombe jamais l’attention.

Un ouvrage intéressant sur la forme et sur le fond

Au final, Feux, Fièvres, Forêts sont une œuvre d’un grand intérêt pour toute la poésie qui fleurit chacune de ses phrases. Autant de pétales précieux qui ne veulent pas recouvrir les blessures restées vives, mais les dévoilent sous un jour nouveau, sublimés pour être portés comme une couronne, celle de la résistance devant l’horreur et la tyrannie. Une portée qui est parfaitement résumée par un long passage dont je vous partage le suivant extrait: « Alors chaque ody, chaque formule, chaque statue revêtira une autre magie, une magie différente et étrangère , propre aux vazaha. En emportant et en pensant à ces choses, encore et encore, ils les chargeront d’un tout autre sort, et sans le savoir, ils s’envoûteront eux-mêmes. » Un ouvrage à lire et à relire plusieurs fois sans doute et qui sera disponible dans les bonnes librairies d’Antananarivo d’ici la deuxième semaine du mois de mai.

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