Alohalika ny ranombary
1 juillet 2013 - FictionsNo Comment   //   1579 Views   //   N°: 42

De l’eau jusqu’aux genoux dans les rizières !

C’était en novembre. Une nuit moite puis la brusque fraîcheur d’après l’orage. J’attendais la clientèle sous un lampadaire d’Ampasampito quand je perçus des floc-flocs sur le bitume. Je levai la tête de mon calepin et vis une silhouette chancelante pénétrer dans le halo de lumière. Couverte de boue, les pieds et les chaussures compensées formant des bottes épaisses et gluantes, les floc-flocs, elle s’empressait maladroitement vers moi, cette femme qui devait avoir l’aspect élégant de quelqu’un de la haute avant de tomber dans un égout.

Des taches vaseuses maculaient ses jambes, ses mains, son imperméable, son visage et ses cheveux. J’enclenchai précipitamment les fermetures de mon taxi. Ce n’était tout simplement pas possible. Gardais néanmoins la vitre ouverte.

- Aidez-moi, s’il vous plaît, aidez-moi. ! Emmenez-moi à Andraharo ! – N’importe où, où vous voulez, Madame, dès que vous vous êtes débarrassée de tout ça, je dis.

- Je vous donne cent mille !

- Il y a une pompe au coin de la rue.

- Alohalika ny ranombary e !

« De l’eau, jusqu’aux genoux dans les rizières ! » Je ne répondis rien, me contentant de désigner le coin de la rue. De l’eau, jusqu’au genou dans les rizières, asphyxie les jeunes plants et anéantit toute idée de récolte. Mais en cette saison, les plants de riz étaient assez grands pour supporter la hauteur d’eau annoncée.

Floc-flocs alarmés vers la pompe. Pas mal sexy, en fait. Surveillant les opérations dans mon rétroviseur, je trouvais quand même étrange cette expression vieillotte d’alerte dans la bouche de cette femme ; très citadine, même avec ces taches de boues sur les mollets !

« Faites voir vos cent mille ! » je lui fis, quand elle revint de son décrassage hâtif. De son sac maculé elle m’en tira dix.

- Je vous donne trente maintenant, mon mari vous donnera le reste sur place.

J’hésitais. Mouvement au fond de la place.

- Alohalika ny ranombary e !

Je la regardais sans rien dire. Antananarivo est donc si près de la terre ! Me décidant brusquement, je lui ouvris la porte. Un froid relent d’humus pénétra avec elle dans l’habitacle. Une certaine agitation vers les confins de la lumière mais les ombres ne semblaient pas vouloir avancer. Je démarrai, mis les phares et elles disparurent.

- Andraharo, où ça que vous allez, Madame ?

- En face de la station-service.

- Il n’y a pas d’habitation par là !

- Mon mari est à son bureau, il travaille tard.

- Il travaille tard, votre mari ? Qu’est-ce qu’il fait ? Il est chauffeur de taxi ?

Je ris tout seul de ma blague idiote. Puis, peu à peu, son silence refroidit mon enthousiasme. Je me dis que de toute façon, même pour trente mille, ça valait le coup. Je conduisais doucement, rien ne pressait, et l’observai à la dérobée à chaque fois que des rayons de lumières le permettaient.

- Qu’est-ce qui vous est arrivée ? Vous n’êtes pas vraiment en tenue… de rizières ?

Elle demeurait silencieuse, farfouillant dans son sac. Elle trouva son téléphone, tripatouilla sur le clavier puis, croisant mon regard dans la lunette arrière, renonça à son coup de fil.

- Je suis tombée dans la rizière, confia-t-elle finalement. Je… j’avais, disons… je voulais absolument me soulager… Je me suis arrêtée sur la digue. Je… Des voitures passaient avec leurs phares, suis descendue plus bas que je ne le voulais et suis tombée. J’ai perdu les clefs de la voiture dans la chute ! J’ai essayé d’arrêter des gens mais ils accéléraient dès qu’ils me voyaient.

C’était il y a quelques mois.

Et puis ce soir, je la vois de nouveau entrer dans le cercle illuminé de mon poteau de stationnement… floc-floquant, tout aussi couverte de boue que l’autre fois. Ce n’est carrément pas possible ! J’en sors de la voiture.

- Alohalika ny ranombary e !

Saisi par la surprise et le froid, je ne sais quoi répondre. Je dois avoir les yeux dilatés. Elle, pas de bottes de boue, cette fois-ci, mais des escarpins crottés qu’elle tient à la main, tremblotant sous le vent de la nuit hivernale. Elle devait être toute en noir avant de tomber, collant, tailleur, manteau, désormais maculés de boue entre rouge foncé et marron verdâtre.

- Alohalika ny ranombary e ! me répète-t-elle.

Je n’ai pas le courage de l’envoyer à la pompe. Je lui ouvre la portière. Elle s’affale sur la banquette. Je la couvre avec mon plaid chinois synthétique. Cette odeur. Ce n’est pas dans une rizière qu’elle est tombée.

- Vous allez à Andraharo ?

Acquiesce-t-elle ou c’est son visage qui s’affaisse ? Elle semble lasse dans la couverture. Main sur le contact, je lui demande :

- Pourquoi êtes-vous dans cet état ?

Elle farfouille à deux à l’heure dans la couverture. D’une main pleine de boue et de lenteur, elle me tend des billets immaculés. Je n’aime pas ça. Je lâche les freins. Débraye.

Je la surveille quand même du coin de l’oeil. Mais bon, ça ne sert pas à grand chose. Je ne vais pas lui demander, genre :

- Vous ne voulez pas que je vous emmène à l’hôpital ?

Visiblement ce n’est pas le genre de la dame. Ce n’était plus son genre, vous voyez ce que je veux dire. Ce qu’il faut, c’est garder son sang-froid.

Le rond-point. Les pavés du cimetière. Les rues sont désertes. J’accélère.

Elle me dit quelque chose, ses lèvres bougent très doucement dans le rétroviseur. Andravoahangy. Ankorondrano. La route du Pape. Antohomadinika. On dirait qu’elle ne prononce qu’une seule phrase de tout ce trajet. Pendant que je fonce dans la lumière jaune et froide.

Rue d’Andraharo. Bientôt la station-service. Je pile. Elle ouvre à nouveau la bouche. Je ne lui laisse pas le temps de répéter. Pourquoi elle me prend la tête avec ça ? Je la jette dehors et redémarre. Sur les chapeaux de roue. Quand l’eau est à cette hauteur en cette saison, il faut ouvrir grand les vannes, pour qu’elle s’en aille à la mer. J’appuie sur l’accélérateur. Suis déjà à Antanimena qu’elle doit être encore au milieu de sa phrase.

J’aborde la gare, l’avenue de l’indépendance. Elle doit être à « rizière ». Je tremble. De froid ou de frayeur ? Pas un chien pour regarder les fééries municipales. M’arrête sous le premier lampadaire. Je sors de la voiture. J’en fais trois fois le tour. Et encore trois fois dans l’autre sens. M’assieds sur le capot chaud de mon tacot.

Bientôt un autre taxi s’arrêtera. Le chauffeur va me saluer. Il va me proposer à boire. Parce que j’ai soif. Qu’est-ce qu’il me demande ? Je ne comprends pas ce qu’il dit mais j’entends sa voix, il a une voix de femme.

- Alohalika ny ranombary e ! me dit-elle.

J’ouvre les yeux. Je suis seul sous le lampadaire. Il éclaire la tranquille réalité. Je me relève. Sursaute en touchant de mes mains le capot refroidi et humide. Les jets d’eaux de l’hôtel de ville bourdonnent derrière leurs grilles. Je me précipite dans la voiture. Doublement soulagé de retrouver ma couverture. Je m’enroule dedans jusqu’aux oreilles avant de m’asseoir. Juste une main dehors pour atteindre le thermos.

Le bassin cesse de glouglouter. Les lumières éclairant la façade de la mairie s’éteignent également. Il doit être minuit. Je n’ai pas fait un client de la soirée. Une ombre se dandine derrière les lumières. Floc-flocs vers mon taxi.

Je laisse tomber la citronnelle et démarre. En trombe.

Alohalika ny ranombary e !

Par #JoharyRavaloson

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