À la croisée des chemins
5 juin 2012 - FictionsNo Comment   //   1398 Views   //   N°: 29

La journée avait été rude. Des heures de marche dans le moutonnement des collines, parsemées de ravinala et de repousses d’eucalyptus. Mouillés tout autant par les averses intermittentes que par l’eau dégouttant des hautes herbes qui sur les talus formaient un long couloir, nous n’avions qu’une hâte : trouver une case hospitalière pour la nuit, et de quoi préparer le repas du soir.

Mais Ambaninandrano était un village déserté. Quelques vieilles femmes et des enfants, qui s’enfuirent à notre approche, un épicier peu loquace, une case de passage que l’on nous indiqua finalement, où le toit et les cloisons de lattes laissaient passer les dernières lueurs du jour. Dans un coin, un petit paquet de chiffon semblait avoir été oublié. J’allais le ramasser quand la main de mon guide m’arrêta :
– Nous ne sommes pas les bienvenus ici, me dit-il. Peut-être s’agit-il d’un fétiche…

J’eus peur, soudain, face à cette nuit opaque qui se serrait autour du feu de bois mouillé, arrosé de cire de notre dernière bougie. Notre second compagnon était sorti, en quête de nourriture peut-être, mais son balluchon avait disparu.

J’avais dû m’assoupir car la voix d’une jeune fille me fit sursauter :
– Venez. On vous attend.

Son visage n’était qu’une forme dans l’obscurité, au-dessus d’un corps emmailloté d’un lamba. Le ton était aimable, mais tranchant.

À sa suite, nous remontâmes vers l’entrée nord du village. S’y trouvait une haute maison que je n’avais pas remarquée, et dont la porte s’ouvrit à notre approche, comme en réponse à un appel silencieux.

D’abord, je ne distinguai rien, sauf la clarté d’un feu dans une seconde pièce, qui pétillait sous une marmite posée sur les trois pierres de l’âtre. En venait l’odeur moelleuse du riz qui cuit.

– Soyez la bienvenue !
La personne qui m’interpellait ainsi était une très vieille dame, au visage rond et rieur surmonté d’une toque de paille d’où descendaient deux tresses grises. Une chemise et un pull en laine, un pagne noué autour de la taille, les pieds nus. Elle avait jailli de l’ombre de la pièce qui s’éclaira soudain de la lueur d’une lampe à pétrole qu’elle venait d’allumer. L’intérieur était simple, mais d’une remarquable propreté, un grand lit en occupait un coin, tout joufflu d’oreillers aux taies blanches, sous son baldaquin de moustiquaire.

– Vous passerez la nuit ici. Et si vous vous contentez de notre modeste repas, nous serons heureuses de le partager avec vous.

Deux jeunes filles m’entourèrent aussitôt, qu’elle me présenta comme ses nièces : la messagère qui souriait avec espièglerie, et une plus jeune, elle aussi d’une grande beauté, qui alors que je n’avais pas eu le temps de protester, déroulait déjà la natte du repas et disposait des bougies aux quatre coins de la pièce, d’un pas vif et gracieux.

Nous ne savions que dire, nous lançant avec mon guide des regards inquiets.
Le repas fut vite servi, de riz et de poulet agrémenté de gingembre. Nous mangeâmes avec appétit, ayant constaté que nos trois hôtesses puisaient aux mêmes plats. La vieille femme ne cessait de bavarder. Elle se disait originaire d’Antsirabe, sans autre famille que ses nièces. Peu à peu, je me détendis, goûtant la chaleur de la maison et la bonhomie de cette rencontre.

Le dîner à peine fini, mon guide, prétextant l’envie de fumer, m’invita, d’un signe discret, à sortir.

– Madame, nous ne pouvons dormir dans cette maison. Cette femme est étrange. Que fait-elle ici, où elle n’a d’attaches ni de terre, ni de famille ? C’est une mpamosavy, c’est sûr, une sorcière.

Légèrement grisée de fatigue et des quelques gorgées de toaka gasy que la vieille femme m’avait fait boire, j’éclatai de rire :
– Vous voyez donc le mal partout ? Cette femme est tout simplement accueillante. Je ne refuserai pas son hospitalité.
Il secoua la tête, me connaissant assez pour savoir que je ne changerais pas d’avis.
– Alors, je resterai aussi, finit-il par dire, accablé. Pour vous protéger, si je le peux.
Il avait l’oeil humide, comme s’il avait bu.
– Je donnerai ma vie pour vous, ajouta-t-il, dans un soupir.
Je haussai les épaules. Ce n’était pas la première fois qu’il se livrait à de semblables déclarations, que j’attribuais à l’émotion du moment plus qu’à la sincérité. Depuis quelques jours, il était lunatique, passant d’une grande excitation à un abattement inexplicable.
Ainsi, nous nous couchâmes, moi dans le grand lit que la vieille femme avait absolument voulu me céder, mon guide enroulé dans une couverture en avant de la porte, le second homme ayant bel et bien disparu. Comme nos hôtesses d’ailleurs, qui s’étaient retirées en emportant la lampe.
Je plongeai dans un profond sommeil, habité du même rêve qui se reformait sans cesse : derrière mon hôtesse, je marchai dans un paysage de campagne française, montagneux, pour arriver au bord d’une large rivière. L’obscurité montait déjà, chassant le jour. Une barque était tirée au sec sur l’autre rive. Je m’apprêtais à aller la chercher à la nage quand un homme apparut. Il était de taille moyenne, visiblement européen, avec une silhouette familière que la distance m’empêchait de reconnaître tout à fait. Il nous salua de la main, avant de disparaître à nouveau.

Brusquement, il y eut des cris dehors, des bruits de lutte. Je reconnus les voix de mon guide et du second homme. D’un bond, je fus debout, mais avant que je n’arrive à la porte, la vieille femme, enveloppée de son pagne, m’arrêta.

– Laissez-moi faire, me dit-elle en français.
Je l’entendis parler longtemps, d’abord derrière la porte, aux deux hommes qui avaient arrêté de se battre, puis sur le seuil. J’en entendis un sangloter. Des mots me parvenaient : il y était question de devoir, de honte, d’hospitalité. Je grelottais dans l’air humide de la nuit, mais un sentiment de soulagement m’envahissait : l’animosité que depuis quelques jours j’avais sentie monter entre mes compagnons, sans oser me l’avouer, avait enfin éclaté.
Finalement, elle rentra, suivi du guide qui sans un mot s’allongea de nouveau sur sa natte.
– C’est fini, dit-elle. Demain, l’autre aura disparu avant que vous ne preniez la route. Heureusement, vous étiez chez moi…
Il faisait déjà jour lorsque je me réveillai le lendemain. La vieille femme avait déjà disposé sur la natte des plats de riz et de purée chaude d’arachides, des verres de thé. Elle me regardait en souriant. Nous étions seules.
– Votre guide est sorti, m’expliqua-t-elle. L’autre doit déjà être sur la route. Il vaut mieux, quelquefois, savoir se séparer à temps.
Je la remerciai avec chaleur. Des questions me montaient aux lèvres : quelle était donc son histoire ? quel destin avait voulu que nous nous trouvions ainsi ce soir-là, providentielle rencontre qui me sortait d’un mauvais pas ?
Elle parut les deviner, hésita…
– Il y a longtemps, bien longtemps, dit-elle enfin, alors que j’étais encore jeune fille… C’était avant l’Indépendance. J’ai connu un homme, un Blanc. Je l’ai suivi jusqu’ici, il était administrateur.
Elle respira profondément, mais son visage demeurait souriant, très doux dans les mille rides de l’âge.
– Il devait rentrer chez lui. Il a proposé de m’emmener. Elle me regarda, intensément.
– Mais qu’aurais-je fait, là-bas, dans un pays où je n’étais rien ? Alors, je suis restée. Je ne le regrette pas. Il est ainsi des chemins qui doivent se croiser. Mais je ne l’ai jamais oublié.
Elle se leva, resserra son pagne autour de sa taille.
– Vous devez reprendre votre voyage maintenant. J’ai été heureuse de vous avoir une nuit sous mon toit.
Il n’y avait rien d’autre à dire, alors je pris mon sac et la remerciant, lui promis que je ne l’oublierai pas.
– Il venait d’un petit village du Sud de la France, ajouta-t-elle au moment où j’allais m’éloigner. Annot, je crois, si je me souviens bien.
Étourdie, je m’appuyai à l’encadrement de la porte. Annot.
C’était le village d’origine de mon grand-père. 

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