Trottoirs, kox et claques…
15 décembre 2013 - Archives Grand AngleNo Comment   //   34113 Views   //   N°: 47

Si les dépliants des agences de voyage vantent, à juste titre, les paysages paradisiaques et la faune hors du commun de l’Île Rouge, ce qui se dit, entre soi à propos de Madagascar tourne bien souvent  autour de trois points : corruption, pauvreté et prostitution, les kox comme on les appelle…

 

Cinq ans que je viens régulièrement à Madagascar à Tana surtout. Pour banal que cela paraisse, Madagascar m’a changé, Madagascar a changé mon regard sur le monde ma vie et ma photographie. Les premiers temps, difficile pour moi d’y photographier dans la rue, non que les gens soient rétifs, tout au contraire. C’est l’extrême rudesse du quotidien qui me sidérait. J’ai déambulé dans Tana, hors des axes, loin des lieux « touristiques », des #hôtels de luxe, des #restaurants chics, des #bars et des #boîtes de nuit. J’ai marché, par les elakelatrano, dans les quartiers périphériques, les quartiers « populaires », les quartiers « chauds ». Aujourd’hui encore, je marche dans Tana, du matin au soir, et même parfois de nuit, seul.

Dans La société des antithèses, le dessinateur malgache Franco Clerc illustre de manière très synthétique la situation : ici, tout se vend, tout s’achète, tout est négociable. Le taxi mais le corps aussi. De jour comme de nuit. On jugera certainement le propos brutal et pourtant. Est-il besoin de multiplier les anecdotes, pour dire ce que chacun sait d’expérience ou pour l’avoir entendu, ici comme au-delà ?

Dans le centre de la capitale, la nuit, le corps (de tous âges) s’expose avec exubérance sur le trottoir, été comme hiver. En plein jour, plus en périphérie, dans les « bas quartiers », comme on dit, le corps négociable est moins visible, plus ordinaire, imperceptible même aux yeux de bien des Tananariviens.

Dans les « bas quartiers », on trouve de nombreux hôtels de passe. Le prix de la chambre et de la passe varie selon l’heure, le lieu et le client. Près de 5 000 professionnelles du sexe, de 16 à 60 ans, ont été recensées par l’association de prévention Sisal (Sambatra Izay SALama / Heureux [ceux qui] sont en bonne santé) sur 114 fokontany. Qu’elles soient originaires du nord, du centre ou du sud de l’île, jeunes ou plus vieilles, toutes ces femmes ont été, pour la plupart, mariées, ont eu un ou plusieurs enfants d’un homme parti pour une autre, un homme qui n’avait pas les moyens de subvenir aux besoins du foyer, un homme brutal, un « bandit », un alcoolique… Aujourd’hui, en temps de crise, seules ou avec leurs enfants, c’est dans les rues des bas quartiers de la capitale que ces femmes tentent de gagner leur vie.

Commencé il y a près de deux ans, ce travail auprès de ces femmes tente de tracer, trait à trait, une identité que l’ordinaire des souffrances a rendu invisible dans la banalité de la rue. Chaque photographie de cette série est d’abord le témoignage d’une rencontre directe — un face à face qui s’inscrit dans la proximité sans entrer, jamais, dans l’intimité de l’autre à moins qu’elle ne m’y invite. L’approche est frontale. Le drame s’énonce sans effets et sans mise en scène.

Christophe Gallaire fait ses débuts dans l’image par le cinéma et la sémiologie. La rencontre, fin des années 90, avec le photographe brésilien Renato Assis (1952-2012) le réoriente définitivement vers la photographie. Après avoir travaillé dans le milieu artistique (danse, #musique, pochettes de CD, affiches), il s’est engagé dans une approche documentaire plus humaniste centrée sur les violences et les exclusions en situations de « crise » (France, Syrie, Madagascar, Mayotte).  Il collabore avec des institutions, des ONG (Médecins sans frontières.), des associations (Inimaginable) et la presse (Libération, Les Inrockuptibles).

 

«  Le drame s’énonce sans effets et sans mise en scène… »

 

S. est une jeune femme pudique et souriante. Je l’ai croisée souvent lors mes pérégrinations dans le quartier. Elle n’est jamais seule. Chaque fois, nous n’avons échangé que deux ou trois mots. Ce jour-là, lorsque je lui ai proposé de la photographier, elle a souri et s’est raidie…

 

Funny Babe (S.) a 27 ans, trois enfants. Le plus âgé a 12 ans et joue dans la rue à côté. Comme sa sœur jumelle, S. se prostitue pour 3 000 ariary, les 1 200 ariary de l’hôtel compris — tarif négociable. Elle s’amuse et amuse les autres prostituées en me précisant son surnom : Bobo (prononcez boubou), ce qui signifie dans le Nord, vagin. Sur son visage sont tatouées des larmes. Pourquoi ? Elle rit. La pose qu’elle prend  me fait penser à certaines photos de mode. Ce qu’elle met en scène, c’est elle-même, son propre rôle, dans un décor qui est son quotidien : l’entrée de l’hôtel de passe où elle travaille tous les jours…

 

N. m’interpelle dans la rue. Elle est à l’entrée de l’#hôtel de passe où elle travaille. Elle sait que je suis photographe. Elle me propose de monter et de faire toutes les photos que je veux ­, « en haut et en bas », me précise-t-elle. Je lui explique que je ne fais pas dans le porno. J’accepte de monter avec elle pour me faire une idée de l’intérieur d’un hôtel de passe. N. a 24 ans, elle vit seule avec deux enfants. Elle veut se déshabiller, je refuse. Elle se dit surprise que je ne profite pas de l’occasion pour en avoir davantage…

 

T. est la moins bavarde d’un groupe de cinq jeunes femmes, très complices, qui travaillent sur le même trottoir, la journée exclusivement, de 9 à 18 heures. Toujours ensemble. Toutes ont un surnom. Le sien moque sa dureté de caractère. Les autres insistent sur son origine : elle est karana, d’origine indo-pakistanaise.

J’ai rencontré H. (26 ans) alors que je suivais une éducatrice dans une action de prévention auprès des « professionnelles du sexe ». H. est de nature guillerette, s’amuse de tout, et d’abord d’elle-même, se met volontiers en scène devant l’appareil, exhibe avec une certaine fierté ses tatouages, notamment celui qu’elle porte juste au-dessous du nombril : une flèche pointant en direction de son sexe surmontée d’un « bon appétit ».

 

H. a 40 ans, mère de trois enfants majeurs et se prostitue depuis de nombreuses années. H. et moi sommes devenus rapidement familiers. Nous nous sommes rencontrés de nombreuses fois près de l’entrée de cet hôtel de passe et je l’ai photographiée à maintes reprises. Mais ce jour-là, elle était différente et je le lui ai dit. « Tu sais, m’a-t-elle répondu, je ne suis plus toute jeune. Il faut bien que je me fasse remarquer de temps en temps si je veux gagner un peu d’argent… »

 

 H., T. et N. ont chacune leur place sur les trottoirs aux abords de cette maison de passe. En bas, un bar. À l’étage, les chambres. Si dans la salle, avant de monter, les prostituées se mêlent aux clients le temps d’une bière ou deux, elles se retrouvent aussi, comme ici, tout au fond, entre elles. Fréquemment, je suis assis avec elles, à l’abri des regards, pour boire et discuter de leur vie et de la mienne. Entre rires et confidences, mon appareil passait de mains en mains…

 

L’école de la prostitution. N. a 22 ans, est originaire des Hauts Plateaux et travaille depuis début juillet dans un salon de massage, en internat. Disponibilité : jour et nuit. Après son échec en quatrième année de gestion, N. a décidé de devenir masseuse afin d’économiser et de reprendre sa scolarité. Elle sait que bon nombre des filles qui exercent dans les salons de la capitale sont amenées progressivement à se prostituer. Elle s’y refuse obstinément. Pour autant, elle le sait : quelques billets en ont fait basculer plus d’une. Elle m’avouera, quelques jours plus tard, avoir déjà cédé…

 

 

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