Sylvain Urfer
1 octobre 2014 - TraditionsNo Comment   //   2600 Views   //   N°: 57

« Une société esclave de son passé ? »

L’esclave est-il « noir », le maître est-il « blanc » ? En publiant « Esclavage et libération à Madagascar » (éditions Karthala), Sylvain Urfer et feu Ignace Rakoto avaient d’abord l’ambition d’éclairer un épisode pour le moins trouble de notre histoire. Un épisode qui hante toujours les esprits et attend enfin sa catharsis, affirme Sylvain Urfer.

Esclave, esclavage : des mots tabous, dites-vous…

C’est vrai, l’esclavage est un sujet tabou, stigmatisant, blessant – surtout pour les concernés. D’où sans doute cette hypocrisie collective qui consiste à toujours esquiver le débat. On évite de parler de l’andevo (esclave) parce que c’est raciste. Pourtant, on peut discuter librement et sans gêne de l’andriana (maître), c’est même valorisant. Sauf qu’il ne faut jamais oublier que l’un n’a pu exister sans l’autre : quand on évoque l’andriana, on sous-entend qu’il y a eu aussi l’andevo… Partant de cette constatation, nous nous sommes dit qu’il fallait remettre le sujet sur le tapis, en parler ouvertement et librement afin de casser cette réalité tronquée, ce cercle vicieux.

Comment cette réalité tronquée s’exprime-t-elle dans le paysage actuel ?

Nous avons décidé de mener ces travaux de recherche à la demande de l’évêque de Moramanga. Ce dernier s’est rendu compte que dans son diocèse, le poids de l’esclavage ancien pèse encore – et très lourdement – dans la conscience et l’inconscience des gens, en l’occurrence les descendants d’esclaves. Et il en reste aussi quelque chose dans la tête des descendants des maîtres. Pour donner un exemple : manga dans Moramanga ne signifie pas la mangue et encore moins le ciel bleu, mais les « nègres » pour employer le vocable de l’époque. Moramanga veut donc dire « là où les esclaves sont bon marché ». En effet, la ville était à mi-chemin entre Antananarivo qui fournissait les esclaves et les ports de la côte Est où se trouvaient les navires négriers chargés de les transporter. Tout cela hante encore l’esprit des gens, et pas qu’à Moramanga.

Ignace Rakoto, qui a codirigé les travaux avec vous, avait déjà publié quelque chose sur l’esclavage à Madagascar…

Il avait organisé deux colloques, le premier en 1996 à Antananarivo, et l’autre en 1999 à Toamasina. Enseignant-chercheur des Universités, historien du droit et des institutions, il est malheureusement décédé en décembre dernier. Ce livre est aussi pour lui rendre hommage. Il avait été membre du Comité scientifique international de la route de l’esclave de l’Unesco et ses deux colloques ont abouti à la publication d’un livre sur la question de l’esclavage. Sauf que ce livre n’a pas eu l’impact souhaité sur sa cible, à savoir les Malgaches. Alors nous avons décidé de reprendre cela sous un autre angle, en traitant non seulement l’esclavage ancien et ses séquelles actuelles, mais aussi l’esclavage moderne. Qu’il s’agisse de la femme, de l’enfant, du travailleur, des pays pauvres par rapport aux pays riches – dans le cadre des contrats miniers par exemple – ou encore de la coutume qui empêche l’évolution des mentalités, on constate la persistance de ces servitudes modernes.

Ce livre nous rappelle que le commerce des esclaves a été très florissant à Madagascar…

Du XVIe au XVIIIe siècle, Madagascar a été une véritable plaque tournante du marché des andevo. Des documents européens montrent que la Grande Ile était notoirement connue à la fois pour l’importation et l’exportation des esclaves, en liaison avec des réseaux internationaux activés d’abord par les Arabes puis par les Hollandais, les Britanniques, les Portugais, les Français, etc. Les flottes négrières venant de partout transitaient à Madagascar avant de repartir vers leur destination finale, par exemple l’île Bourbon (La Réunion) ou l’île de France (Maurice). Des esclaves africains dénommés Masombika (Mozambiques) ou Makoa furent régulièrement introduits en fraude dans la Grande île. Ils sont estimés à 300 000 entre 1868 et 1883 seulement.

Y avait-il des Malgaches parmi ces esclaves ?

Il faut savoir distinguer esclavage et traite d’esclaves. À l’Imerina, presque la moitié de la population était esclave de l’autre moitié. Mais on ne devenait pas systématiquement andevo parce que ses parents l’étaient. On pouvait le devenir suite à une dette non payée, un crime ou comme prisonnier de guerre. Mais là où le système est vicieux, c’est qu’à partir de l’abolition inter-malgache de l’esclavage de 1896, on a eu tendance à identifier comme andevo les mainty (Noirs) seuls, en partie parce qu’ils fournissaient le gros de la main d’oeuvre servile. Mais les autres, les fotsy (Blancs) andevo, on les a oubliés ! Sur les côtes où les populations sont plus homogènes, cela joue moins. Mais dans les hautes terres, c’est devenu très stigmatisant et discriminant.

En parler ouvertement purgerait donc la société malgache ?

C’est justement parce que tout le monde a peur de stigmatiser l’autre en en parlant que ce problème perdure. Pour s’en sortir, il faut en parler librement, accéder à une ouverture d’esprit où il n’y a plus ni Noirs ni Blancs. Mais cela n’est pas suffisant, il faut aussi que cet aspect de l’histoire soit inclus dans les programmes scolaires et enseigné dans les écoles primaires. Enfin, nous souhaiterions vivement que Madagascar ait sa journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. La plupart des pays où il y a eu de l’esclavage en ont une, mais pas Madagascar…

 

 

Esclavage et libération à Madagascar, sous la direction d’Ignace Rakoto et Sylvain Urfer, Éditions Karthala – Centre foi et justice, 368 p. 

Propos recueillis par #SolofoRanaivo

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