Survivre au massacre
19 juin 2019 - À lire Cultures Lire Livre du mois LivresNo Comment   //   2826 Views   //   N°: 113

Faïza vit à Moroni et fait toujours les mêmes cauchemars : « l’un, une case qui brûle quartier de l’Abattoir à Majunga, l’autre un émeutier les yeux injectés de sang qui la poursuit avec une machette. » Même éveillée, l’horreur passée reste présente : « Il lui revenait des scènes de Majunga avec des petits enfants découpés au bord des chemins. »

Faïza est une « Sabena », surnommée ainsi comme les autres Comoriens et Comoriennes exfiltrés de Madagascar quand, en 1976, ils avaient été victimes d’une vengeance faisant des centaines de morts. Emmanuel Genvrin le raconte vers la fin de son nouveau roman, Sabena.

« La nuit fut un enfer. On entendait des suppliques : “ Malilo, malilo – pardon, pardon ”, des cris et des hurlements, on voyait la lueur d’incendies. Des bandes de pilleurs ratissaient le quartier. Ils s’exclamaient : “ Maty le voalavo – à mort les rats ! ” C’étaient des jeunes, torse nu, le front ceint d’un bandeau rouge, armés de bâtons, de sagaies, de machettes et de fers à béton. »

Pour échapper à un enfer qui promettait de se prolonger, seize mille personnes furent évacuées vers Mayotte et les Comores. Parmi elles, Faïza, seize ans, rescapée d’un massacre dont sa mère avait été victime. L’adolescente, au moment de quitter Madagascar, prend conscience de ce qui constitue son identité – il ne s’agit pas de ses origines comoriennes : « En montant dans l’avion, Faïza constata que son pays était bel et bien Majunga, qu’elle était malgache, qu’autour d’elle personne n’avait jamais mis les pieds à Moroni et qu’elle deviendrait pour toujours une Sabena. »

Ensuite (c’est-à-dire avant dans la construction du roman), Faïza vit sa vie, rencontre Bob Denard, personnage influent dans l’histoire de ces îles. Une fille naît, Bibi, qui devient une femme libre et mère à son tour, séductrice et arnaqueuse de haut vol. Chati, troisième génération perdue, garde une petite chance de retrouver la trace de ses origines et de se reconstruire. Le chemin, long et difficile, mérite d’être suivi.

Trois générations de femmes, au départ de la côte malgache, empruntent donc des chemins improbables, ballottées par un destin qu’elles tentent de tordre avec plus ou moins de réussite. Emmanuel Genvrin leur donne une présence forte, des caractères tranchés, et réussit à nous les rendre séduisantes à leur manière, peu banale.

Un glossaire, à la fin du roman, aide à prendre la mesure de la réalité dont il s’inspire : dans l’ordre alphabétique, Antananarivo côtoie Anjouan et Soprano, le rappeur d’origine comorienne, Philibert Tsiranana. Le romancier réunionnais, qui est aussi homme de théâtre et dont un des oncles est malgache, poursuit avec Sabena un travail de fiction vraie qu’il avait entamé avec Rock Sakay où il était question d’une colonie réunionnaise dans le moyen-ouest malgache. À suivre ?

Emmanuel Genvrin. Sabena (Gallimard, « Continents noirs », 2019, 224 p., 18,50 €, ebook, 12,99 €).

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