Peur et jalousie, toujours aux aguets
9 mars 2012 - SoatoavinaNo Comment   //   2628 Views   //   N°: 26

Chaque mois, dans sa rubrique Soatoavina, Sylvain Urfer se penche sur un fait de société à Madagascar. Il analyse les valeurs, décrit les blocages, interroge les comportements pour tenter de construire une réflexion capable d’aider chacun d’entre nous à mieux comprendre le pays et à mieux y vivre avec les autres.

Jésuite, Sylvain Urfer vit à Madagascar depuis 1974. Enseignant, écrivain et éditeur, il est considéré comme l’un des analystes les plus pointus de la société malgache. 

Autant la peur s’exprime librement dans la société malgache, autant la jalousie est tue. Mais les deux agissent de concert. Leur influence est telle qu’elles perturbent en profondeur le fonctionnement social et paralysent l’indispensable évolution des mentalités. Peur et jalousie révèlent un problème spécifique du comportement relationnel, ce qui les situe par le fait même au coeur de la culture malgache. Elles révèlent toutes deux un manque d’autonomie et de liberté de la personne dans son environnement physique, humain et spirituel. En manifestant sa peur, l’individu avoue son incapacité à s’épanouir seul dans un monde visible et invisible perçu comme hostile ; en donnant libre cours à sa jalousie, il affirme son refus de reconnaître l’autre comme différent et plus valorisé que lui. Ainsi, le rôle de la peur et de la jalousie est de maintenir tout et tous dans le consensus tiède (marimaritra iraisana) et la médiocrité commune.

« Matahotra aho – j’ai peur » : qui n’a pas entendu cette exclamation ? « Sao dia… – de peur que… » : qui ne connaît cette expression sans cesse répétée et jamais conjurée ? Car la peur est omniprésente, et multiforme. La raison la plus inexpliquée, et la plus inexplicable, concerne le monde de l’au-delà qui fait redouter les revenants (lolo),

les fantômes (matoatoa) et les esprits malfaisants (angatra). Une influence qui s’exerce également au travers des jeteurs de sorts (mpamosavy) et des voleurs de coeur (mpaka fo) ou de foie (mpaka aty), etc. Source d’angoisse diffuse, la peur inhibe et paralyse, surtout pendant la nuit. Ajoutons que si elle fait redouter leurs malédictions, la croyance en la puissance des ancêtres pousse aussi à rechercher et à capter leur bénédiction.

Il n’y a pas que les êtres célestes qui soient sujets de crainte. La nature elle-même fait peur, notamment la forêt, où les esprits néfastes sont censés résider. « Roalahy miditra ala : izy tokiko, ary izaho tokiny – deux hommes entrent dans la forêt : il est ma sûreté, je suis la sienne », dit le proverbe. Et que dire de la peur de l’autre, de l’aîné, du puissant, du riche, peur de les indisposer, au risque de subir leurs représailles, le poison en étant la forme extrême ? Ou la peur de déplaire ou de se singulariser, qui oblige au conformisme et au consensus, par crainte de rompre l’union sociale ? Enfin, la peur de soi, la plus insidieuse, qu’illustre le henamaso dont il a déjà été question. Dans ce contexte, l’action redoutée de ces forces hostiles génère une insécurité psychologique qui frappe tout le monde, enfants comme vieillards. Son impact dévastateur dans la vie quotidienne, en particulier dans la relation aux autres, contribue à figer la société.

La jalousie, pour sa part, juge intolérable que quelqu’un s’élève au-dessus des autres, sans l’accord de tous et sans les contreparties attendues de cette élévation. Son origine lointaine tient sans doute à ce que l’accès au pouvoir, dans la société traditionnelle, était exclusivement lié à la caste et à l’âge, excluant la réussite ou l’ambition personnelle. La conséquence sur les comportements actuels se traduit par une extrême pusillanimité : pour se faire pardonner d’avoir réussi, il faut se concilier les faveurs de tous et de chacun, et conjurer l’hostilité (et parfois davantage) des parents et des voisins. Ainsi, on a vu des membres d’une même famille, pourtant riches à profusion, refuser de rembourser à des parents une somme minime qui les tirerait de la misère, au prétexte que ces derniers exigent leur dû parce qu’ils sont jaloux de la richesse des premiers…

Cet état d’esprit est évidemment incompatible avec l’esprit de compétition qui infuse les mentalités occidentales et stimule la recherche scientifique autant que la croissance économique. Focalisée par le marimaritra iraisana, la mentalité malgache répugne à prendre parti. « Ny mahery tsy hobiana, ny resy tsy akoraina – Le vainqueur n’est pas applaudi, le vaincu n’est pas hué ». Mais chacun sait que la jalousie représente l’obstacle majeur pour que s’instaure un climat de compétition bénéfique aux personnes et aux groupes. Se fondre dans la société sans se faire remarquer reste alors l’obsession constante : « azo avo halan-drivotra – l’arbre élevé est pris dans les vents », dit le proverbe.

Ainsi s’affrontent dans les différentes communautés et en chaque citoyen les sentiments opposés de peur et de confiance, de jalousie et de solidarité. Rien que de très humain, il est vrai. La véritable parade à ce blocage collectif pourrait se trouver au niveau du fihavanana, dont la régénérescence, au coeur d’une société en profonde mutation, constitue la véritable issue pour l’avenir. Une tâche ardue mais décisive, dont dépend l’adaptation au monde moderne de la culture malgache, et donc sa survie.

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