Ouioui en Malgachie
11 novembre 2014 - FictionsNo Comment   //   3575 Views   //   N°: 58

À pas de zébu (2)

par #PhilippeBonaldi

Mamy Chocolu décide de m’amener au concert de Toky, à quelques kilomètres de là. Direction Ambositra en taxi-brousse. Mamy décide de ne pas prendre sa 4 l et de me faire découvrir le taxi-brousse, incontournable moyen de transport malgache. Une gare de stationnement de taxi-brousse, c’est un grand moment de solitude dans un bain de foule. Pourtant chaque solitaire semble connaître tout le monde. Mamy et moi à peine arrivés sur les lieux, « tout le monde » s’empresse de demander de nos nouvelles et s’intéresse particulièrement au choix de notre destination. Au milieu de la foule compacte les fourgons équipés quatorze places assises sont rangés en Capharnaüm en fonction des départs. Ça grouille et ça va vite.

 

Kofibe, Kofinana, Kofifi, Kofimanga, Kofitruc sont des agences de voyages en forme de cases de bois. Des échoppes sommaires alignées comme des baraques de pêcheurs le long d’une côte sauvage. La disposition anarchique de chaque véhicule permet de jouer au jeu collectif du « premier rempli/premier parti ». Remplir le taxi-brousse est la règle de ce jeu. Plusieurs techniques sont autorisées. La première consiste à faire croire que le taxi est presque plein. De ce fait, le chauffeur n’attend plus que vous pour partir. C’est la tactique du « bluff à deux cornes » :  de faux clients sont assis dans le taxi-brousse pour leurrer le pigeon voyageur. Si le pigeon ne connaît pas cette astuce, il tombe dans la cage à oiseau métallique et risque ainsi d’attendre longtemps le départ.

 

Ensuite, il y a la méthode du remplissage extrême, appelé souvent « La joyeuse sardine ». Dans ce cas on n’attrape pas un pigeon : on embrouille une sardine.

Le but est extrêmement simple : faire rentrer le maximum de clients dans un quatorze places assises. Chacun a vu quelqu’un, ou a été soi-même ensardiné au moins une fois dans sa vie. Voyager serré comme un poisson en conserve est une expérience oppressante mais tellement vivante. À ce propos, un livre des records circule en cachette où l’on parle de 37 ou 42 passagers au lieu des quatorze autorisés, voire plus selon certaines sources. Également, dans ce jeu de société, une troisième méthode un peu plus rare qui est à l’opposé des deux précédentes : comme par miracle, vous partez directement, sans aucune attente. Vous quittez la gare de stationnement à trois personnes plus le chauffeur. Un sentiment de bonheur exulte en vous. De la place pour voyager, c’est royal ! Mais un kilomètre plus loin, le taxi-brousse tourne dans un petit chemin à droite, là où ont été collectés des clients par une équipe de rabatteurs. C’est la méthode « 1.2.3 Soleil ». Le temps de compter les yeux fermés jusqu’à trois, voilà qu’une foule vous attend au détour en criant. Une foule de passagers prête à tout pour vous accompagner. Dans cette catégorie, il y a le « 1.2.3 soleil bis » qui consiste à partir à vide et de faire autant de fois qu’il le faut le tour de la ville afin de charger le maximum de clients.

 

Et enfin, la dernière tactique de jeu revient à « l’Homme Euro », on l’appelle la méthode « Plein pouvoir ». L’homme blanc achète un certain nombre de places assises et n’en bouge plus. Il remplit ainsi le taxi-brousse avec du vide afin d’assurer son confort. Ses moyens financiers lui permettent de se positionner sur un siège de sénateur et de soudoyer les candidats gênants. C’est un mélange de taxi privé et de pouvoir financier. Je n’expose ici que la partie passagers, reste à régler la partie bagages. En effet il est rare de voir voyager un Malgache les mains vides, tout comme il n’existe pas de taxi-brousse sans galerie.

En Malgachie, le toit d’un véhicule motorisé est un espace social non négligeable. Le volume de marchandises est proportionnel au commerce délocalisé. Ainsi, l’espace bagages est inhérent à chaque voyageur. Dans ce domaine de l’affrètement aucune limitation n’est inscrite dans le cahier des charges. Si vous voulez acheminer un cochon, on le mettra sur la galerie. Certains s’en chargent. Une bicyclette, une armoire, soixante cocottes en alu, pas de problème, on charge.

 

Le pourboire est international mais surtout inévitable. Le rituel chauffeur/commission/client est ici bien rodé. Les petits billets chiffonnés se transmettent à vitesse grand V pour remercier l’achemineur, mais aussi le porteur, le rabatteur et le chargeur de galerie. À ce propos, quand on parle de galerie d’art, on peut dire que le porte-bagages d’un taxi-brousse en est une.

Chaque chargement de taxi-brousse est une pièce unique. C’est beau comme des strates de couleurs qui s’empilent. La matière s’enchevêtre tel un puzzle artistique. Nous sommes en présence d’œuvres hyperréalistes, entre l’Art naïf et l’Art moderne. Je ne suis pas un fin connaisseur en peinture ou un critique d’art assidu, mais j’imagine bien Andy Warhol s’inspirer du cochon pris en sandwich par les sacs de charbon sur un fond clair de tapis en nattes et panier de canards vivants.

 

À notre gauche, une vision encore plus kitsch sur le toit du taxi-brousse voisin Kofibe : un mille-feuille de sacs de riz avec moteur de camion, surplombé de ballots de fripes et son coulis de carottes d’Antsirabe. Une œuvre exceptionnelle ficelée de toute part, harnachée méthodiquement à la galerie comme un Modigliani. De plus, trente-sept personnes au rez-de-chaussée méritent un contrepoids sur les étages. Ça amortit les tonneaux en cas d’accident. Nous quittons enfin le grand terrain vague de l’exposition universelle dans un Mazda jaune canari.

Nous sommes en mode 2 « Joyeuse sardine ».

Pas de ruelle inopinée, pas de tour de ville. Nous sortons d’Antsirabe vers de nouvelles campagnes, Mamy et moi ensardinés avec dix-huit autres passagers.

Le rouge et le vert sont encore les couleurs dominantes dans le tracé de ce petit parcours. Se rajoute à cela le pastel des bras de rivières et l’eau d’argent venant des montagnes. Mille petites sources que l’homme a su modeler et acheminer pour irriguer ses rizières. Tous ces cours d’eaux finissent leurs parcours sur la plaine en parallèle de la route que nous suivons. Avec moins de surprise mais autant d’émerveillement j’aperçois les fours à briques, les petites maisons aux toits de falafa qui meublent de part en part les villages. Je découvre à nouveau les tapis en nattes où sèchent les graines, les murs en terre rouge craquelés par la chaleur, les patchworks de linge multicolore qui sèchent au soleil sur les digues, les mille croissants de lune blanche qui s’échappent des sourires, les saluts de la main permanents des habitants vers notre taxi-brousse brimbalant.

 

À l’intérieur de la carlingue, tout ce petit monde rigole et chante. Le magnéto-cassette fait cracher les six haut-parleurs intégrés avec « Assurée, ambiance… Assurée ! », chanson populaire de Farah Johns que tous les passagers connaissent par cœur. On dirait un paragraphe du livre de « Oui-oui et la voiture jaune » où l’allégresse et la naïveté peuvent se lire avec des lettres en gros caractère. On pourrait simplement dessiner dans ce livre pour enfants, sur la page de gauche, notre joyeuse embarcation avec de gros crayons de couleurs et sur la page de droite les notes de musique qui s’échappent des fenêtres du taxi jaune. Les caricatures en papier mâché des passagers – figurines stylisées au naturel comme une bande dessinée. Un joli dessin où l’on prend plaisir à déborder du cadre.

(À suivre)

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