Lettres de Lémurie : Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alma
8 décembre 2017 - CulturesNo Comment   //   1505 Views   //   N°: 95

« … Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi »
Harlem, Eddy Harris

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alma,
roman, Gallimard, Paris, 2017, 343 p.

Alma est le premier roman de l’auteur depuis qu’il s’est vu décerné le Prix Nobel en 2008 ; il avait à ce moment déjà une quarantaine d’ouvrages de fiction (romans, contes, nouvelles) et d’essais à son actif.

Alma, c’est également son grand retour sur l’île Maurice dont sont originaires ses parents, des cousins germains – tous les deux ont le même grand-père, sir Eugène Le Clézio-, issus d’une famille bretonne arrivée dans l’océan Indien au XVIIIe siècle. Alma, c’est une façon pour Le Clézio d’interroger l’histoire de ses ancêtres.

Alma, c’est le nom d’un ancien domaine sucrier créé par les Felsen et où des générations ont régné sur l’immensité des cannes et sur des vies déportées. Plus tard en faillite pour cause « de confiance » mais aussi sûrement des suites de l’abolition de l’esclavage – source du profit et de l’accumulation du capital -, la propriété est vendue à des promoteurs qui la transforment en centre commercial et en changent le nom : Maya.

Alma, c’est l’histoire croisée de deux descendants des grands propriétaires, celle de Dominique Fe’sen (créolisation du nom), alias Dodo, de la branche maudite, devenu clochard merveilleux pour cause de syphilis, et qui marche « pour ne pas dormir, pour rester vivant », et celle de Jérémie Felsen, de la branche rentrée en France, mais qui revient à l’île Maurice en quête de ses origines.

Le premier a marché dans toutes les rues de tous les quartiers de Maurice – il aime particulièrement La Louise et les cimetières -, avant de devenir par concours de circonstances « ambassadeur de la cloche » et de marcher dans toutes les rues de Paris puis sur la route du sud de la France jusqu’à la mer, car « il faut connaître le monde ».

Le second a fait le parcours inverse et atterrit à l’île Maurice, soi-disant en quête du dodo, du Raphus cucullatus, l’oiseau mythique, exterminé après à peine cinquante ans de présence européenne sur l’île, car son père lui a légué une pierre de gésier de dodo. En réalité, même s’il hésite toujours, même s’il n’arrive jamais à poser la question, il veut comprendre son histoire mauricienne, « celle des Felsen de l’île, à présent aussi éteints que le dodo lui-même, dead as a dodo ».

Bien sûr, le dodo est un prétexte pour dire que « de toutes ces vies, ce sont les oubliés qui m’importent davantage, ces hommes et ces femmes que les bateaux ont volés de l’autre côté de l’océan, qu’ils ont jetés sur les plages, abandonnés sur les marches glissantes des docks, puis à la brûlure du soleil et à la morsure du fouet. »

Une question traverse en effet le roman : « Comment puis-je me sentir étranger, moi qui appartient à cette famille, à cet héritage, à cette histoire ? Simplement parce que mon père a décidé un jour de tout quitter, est-ce que cela fait de moi un innocent ? »

Dans un interview sur la page de l’éditeur, Le Clézio déclare qu’il y a deux visages de Maurice : « l’un est souriant, charmant, un peu naïf, l’héritage de Paul et Virginie ou des chansons madécasses d’Évariste Parny — c’est le mythe de l’île créole, indolente et voluptueuse (…). L’autre visage, que l’on ne montre pas aux touristes, c’est un visage grimaçant, masque de violence, façonné par les générations d’injustice, par l’histoire de l’esclavage et la colonisation, par l’histoire secrète des familles, la ruine des uns et la prospérité des autres, et surtout cette nouvelle ère du profit à outrance, qui est passée sur l’île comme un cyclone d’argent et de pouvoir, jetant à bas les traditions, les valeurs morales, et creusant encore davantage les ruisseaux profonds de l’iniquité. »

Quant au dodo, « son image hésite entre celle de la victime expiatoire de la cupidité des hommes, et celle d’une erreur de la nature, de toute façon condamnée à disparaître ».

Dans ce roman puissant où ce qui est écrit laisse effleurer des mystères sinon des enchantements entre les lignes, l’auteur dénonce l’effacement de la mémoire de la constitution de l’île Maurice, « une destruction programmée, pour réserver l’image du bonheur à un petit nombre de privilégiés ». Car nous sommes cette histoire. « C’est pareil pour toi, moi, pour tous les hommes, chacun vit au bout de son histoire. »

Autant dire que, grâce à Alma, avec cette chronique, et avec une fierté non dissimulée, les Lettres de Lémurie s’épinglent en ce mois de noël un Prix Nobel.

Lémurifiquement vôtre,

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