Lettres de Lémurie : Ananda Devi, Manger l’autre
16 février 2018 - CulturesNo Comment   //   1453 Views   //   N°: 97

« … Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi »
Harlem, Eddy Harris

Ananda Devi, Manger l’autre,
roman, éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 2018, 218 p.

Après l’intermède du recueil de nouvelles, L’ambassadeur triste (Gallimard, 2015), et de la poésie, Ceux du large (éditions Bruno Doucey, 2017) et Chiens noirs (Dodo vole, 2017), l’auteure mauricienne revient au roman avec sa prose sans concession habituelle et une histoire pour le moins phénoménale, très loin du politiquement correct.

Une mère accouche d’une fille qui pèse plus de dix kilos. On ne connaîtra pas son nom. Il est impossible de penser à un bébé en la regardant. Elle réclame à manger plus fortement que les autres et sans cesse. La voracité faite chair. La mère cède puis jette le gant, vidée et effrayée par le gargantuesque appétit. Reste le père.

« Il sourit. Il est bien le seul. Il ne remarque par l’excès de graisse qui me rend flasque et balourde. Il ne perçoit pas le pli de vexation que l’attente de la nourriture creuse aux coins de ma bouche.

Il ne fait pas attention à mes mains spasmodiques qui cherchent un sein auquel s’accrocher, ni à l’incessant mouvement de succion de mes lèvres ».

Il va s’attacher à l’assouvissement de ses envies. Il cuisine. Elle mange et grossit. Obèse.
« 80, 85, 90, 95… »

Enfant à part, puisque ne pouvant faire ce que font les autres, puis adolescente isolée, bête noire du collège que vite le sain troupeau a transformé en animal de foire sur Internet : « chose publique ».
« Cent cinq. Cent dix. Cent quinze… »

Sur cette pesanteur, les jugements deviennent condamnations, les rejets violences.
Faible, coupable et honteuse, elle mange et elle grossit. Vient le moment où elle ne quitte plus sa chambre, forcément isolée dans notre société de consommation qui voue un culte à la minceur tout en poussant à l’excès.
« Cent vingt, cent trente. Cent quarante. Je cesse de compter. Je suis le rejeton monstrueux d’un mariage contre nature entre surabondance et sédentarité. »

L’allégorie nous rappelle celle du dodo qui s’alourdit et ne vole plus, avant de disparaître. Elle aurait pu vite s’épuiser sous le gras de l’horreur et les adiposités de la rhétorique. Mais Ananda Devi ne caresse personne. Car, dit-elle, « chacun suit son chemin étroit, sans comprendre tout le danger qu’impliquent la renonciation, le refus, l’indifférence ». Elle nous entraîne de l’autre côté du miroir et, presque avec jubilation, secoue l’humanité qui nous reste.

« Ne me regarde pas.
Je ne veux aucun regard sur moi.
J’ai seize ans et ma masse accrue m’épouvante.
J’ai seize ans et je suis une géante dans l’espace clos de ma chambre.
J’ai seize ans et je ne veux pas mourir.
Tout ce que j’ingurgite et engouffre se transforme en graisse, mes muscles ont disparu, je ne brûle plus de calories et j’en consomme dix fois plus que ce dont j’ai besoin.
J’ai perdu la bataille. Mais je veux savoir jusqu’où j’irai. »

Le voyage sera décontenançant. Dérangeant. Nous oublierons nos certitudes. Nous découvrirons l’immensité entre les plis et les bourrelets, l’attraction putride du poids et de la chair, l’humour qui s’infiltre dans les mucosités et aussi le « chant du corps ».
« J’ai fermé les yeux et j’ai pensé une dernière fois à mes volcans, à mes chutes, à mes espaces inconquis. Mes niagaras d’impossibles. »

Ananda Devi dans la plénitude de l’écriture. Et toujours ce regard difficile sur le monde fait d’exigence et de subtilité qui nous ravit.

Lémurifiquement votre,

COMMENTAIRES
Identifiez-vous ou inscrivez-vous pour commenter.
[userpro template=login]