Lettres de Lémurie
2 août 2016 - CulturesNo Comment   //   1556 Views   //   N°: 79

Ananda Devi, L’ambassadeur triste,
de nouvelles, éditions Gallimard, Paris, 2015, 192 p.

Récompensée par plusieurs prix littéraires, dont le prix des Cinq Continents de la Francophonie pour son roman Eve de ses décombres (Gallimard, 2006), le prix Louis Guilloux pour Le Sari vert (Gallimard, 2009) et le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises décerné par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, la grande dame de la littérature débordante de l’île Maurice nous livre ici onze pépites. Chacune un condensé de l’art.
La plupart se passent en Inde avec ses innombrables humanités et divinités et leurs rencontres improbables. Là-bas une éléphante, pas le dieu de la sagesse Ganesh, mais une vraie femelle d’animal, peut être traitée comme une divinité à qui l’on demande une bénédiction, de même un enfant malformé avec quatre bras et quatre jambes, et toutes les vaches. Des dieux partout. Des hommes aussi, en flots continus.
Et lorsque les dieux touchent les hommes, la plume décalée d’Ananda Devi se fait sensuelle.

Entre ciel et terre, se distille le sentiment de puissance, le pouvoir de vie et de mort peut changer de camp, des dieux aux hommes, des puissants aux pauvres, des hommes aux femmes, et d’autres choses encore, des malheurs comme des grâces dont le récit exacerbe nos sens.
Dans la nouvelle Déesse, devi en indien, c’est une jeune fille qui est touchée, une étrangère, une rousse, et ce n’est pas sa mère qui va « abréger sa journée solaire ». La nouvelle tire un fil troublant et maîtrisé. Ils dansent. « Hélène est en attente. Shiva, en manque. »
L’auteure n’est pas toujours si complaisante. Tantôt elle ironise : « Le dédain des dieux n’a d’égal que leur pouvoir de nuisance. Ils nous regardent souffrir et ils rient, n’ayant sans doute rien d’autre à faire pour meubler leur éternité. »
Tantôt elle est incisive même. Ainsi quand le mari dit souhaiter montrer leur enfant difforme au prêtre pour qu’il la consacre comme une incarnation divine, la femme refuse. « Ne comprends-tu pas ? Pourquoi elle est là ? Qui l’a fabriquée ? Ne vois-tu pas cela ? Nous respirons l’air empoisonné qui nous nourrit, dit-elle. Nous respirons l’air empoisonné qui nous nourrit. »
Plus que proche car d’origine indienne, plus qu’éloignée car étrangère, Ananda Devi est une femme moderne qui brûle d’écrire les changements espérés. Elle dénonce, dans Œillères, que « son étrange pays était toujours brutal et bruyant, magnifique et versatile, mais le regard des femmes n’était plus aussi éteint. »
Ces nouvelles mettent parfois en scène l’auteure. Dans la première éponyme, elle découvre la tristesse de l’ambassadeur traversant un festival littéraire : « Mon cœur se brise à le voir ainsi, ses yeux très bleus floutés par le vide. » Parfois elles mettent en scène un narrateur très proche ; A l’aventure, une romancière occidentale qui s’attache à un petit mendiant pustuleux, un écrivain noir lors d’une rencontre avec le public dans Goûtu.
Ces apparitions semblent faire franchir des portes ou des étapes au récit. « Un seul éternuement et tout est dépeuplé. Surtout le premier rang où les gens virent arriver le projectile glaireux (…) » Mais surtout elles nous font voir des pans de la réalité, scabreux ou pas très mirifiques.
« La posture fière et pourtant inquiète de cet homme solitaire a attisé ma curiosité lorsque je l’ai vu, lors d’un festival littéraire en Inde. Peut-être ai-je reconnu en lui la sensation de décalage qui m’habitait depuis mon arrivée et qui me donnait des vertiges, comme un acouphène qui refuserait de s’estomper. L’excès et le manque. Le merveilleux et l’inique. La générosité et l’opprobre. Où que l’on regardât, les oppositions s’entrechoquaient. Il n’y avait pas d’entre-deux. »
Comme si le personnage de l’écrivain sert à Ananda Devi dans ses fictions, à l’inverse de l’argent pour l’ensemble de l’humanité dans la vie, à dévoiler les violences. Et toujours présent ce regard difficile sur le monde fait d’exigence et de subtilité qui nous rend à la sortie de chacun de ses livres reconnaissant de l’éclairage sur nos conditions et un peu honteux de ne pas être à la hauteur. Le ravissement l’emporte à notre plus grand bonheur.
Lémurifiquement vôtre,

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