Le fihavanana en question
12 avril 2012 - SoatoavinaNo Comment   //   4247 Views   //   N°: 27

Chaque mois, dans sa rubrique Soatoavina, Sylvain Urfer se penche sur un fait de société à Madagascar. Il analyse les valeurs, décrit les blocages, interroge les comportements pour tenter de construire une réflexion capable d’aider chacun d’entre nous à mieux comprendre le pays et à mieux y vivre avec les autres.

Jésuite, Sylvain Urfer vit à Madagascar depuis 1974. Enseignant, écrivain et éditeur, il est considéré comme l’un des analystes les plus pointus de la société malgache

Impossible d’y échapper. Il n’est de conversation qui ne fasse allusion à l’incontournable fihavanana, il n’est de discours qui ne l’invoque, et tout honorable étranger se croit obligé d’en faire l’éloge ! Mais en contrepoint, ce que les médias répercutent rarement, les doléances des citoyens se multiplient pour dénoncer le parasitisme et l’hypocrisie générés par le fihavanana. Et chacun connaît le drame des victimes innocentes d’un fihavanana consenti ou imposé…

Dérivé de la racine havana (parent, allié, ami), fihavanana désigne la parenté au sens strict, l’amitié au sens plus large et les bonnes relations en général. Le meilleur équivalent en français serait « solidarité », au sens où le Malgache ne trouve sa raison d’être que dans l’appartenance à sa communauté, et dans l’interdépendance de chacun au sein du groupe. À ce titre, il cristallise pour beaucoup l’essence même de la « malgachéité ». Mais en malgache comme en français, l’extension du champ sémantique d’un mot implique l’affaiblissement corrélatif de sa pertinence. Dans les structures sociales actuelles, le fihavanana remplit la fonction d’une utopie, qui exprime la vision idéale de ce que devraient être la nation et son tissu social, à l’image de la famille. 

Autant dire qu’il n’existe pas dans le concret et n’est pas réalisable dans sa perfection. Il est un stimulant à l’action, un antidote au découragement, et la promesse, vécue lors de moments forts mais passagers tels le famadihana, de ce qui doit arriver.

Au sens littéral du terme par contre, le fihavanana considère tout autre comme un parent, et le traite comme tel. Ce que restituent les proverbes et les kabary (discours traditionnels) : « Tsy ny varotra no taloha fa ny fihavanana – ce n’est pas le commerce qui est premier, mais la solidarité ; aleo very tsikalakalam-bola toy izay very tsikalakalam-pihavanana – plutôt perdre un peu d’argent qu’une parcelle de bonnes relations ». On le remarque ici, le grand obstacle au fihavanana a toujours été l’appât du gain, ce que confirme la pratique moderne. Pour autant, l’optimisme du passé n’est pas naïf, si l’on en croit cet autre proverbe : « Tsy soa tsy ratsy hoatry ny fihavanan’andriana – ni bonne ni mauvaise, comme la solidarité entre nobles ». Ces pratiques trouvaient leur sens dans une société d’autosubsistance où l’on ne se déplaçait guère, où les voisins étaient du même clan ou de la même tribu, et dont les seuls étrangers connus étaient d’autres Malgaches partageant la même langue et une même vision du monde.

Il en va différemment aujourd’hui, ce qui ne manque pas de fragiliser le fihavanana d’autrefois. Alors que les facilités de circulation et le phénomène urbain brassent les ethnies, la paupérisation exacerbe les besoins et les envies. Les différences raciales (couleur de peau, texture de cheveux), de coutumes, de pouvoir et de fortune neutralisent la solidarité familiale et développent de nouveaux réflexes identitaires. Comment alors renouveler le fihavanana, et faire passer son idéal dans le quotidien ? Il ne survivra que s’il parvient à infuser l’environnement sociétal et à inspirer les projets et les institutions d’une société moderne : la protection sociale, les systèmes d’éducation et de santé, la politique salariale, l’aménagement du territoire, les stratégies de développement, etc.

Une double mutation s’impose au fihavanana. S’affranchir de sa tutelle clanique et ethnique, avant tout, pour s’élargir aux dimensions de la nation ; le havana des temps anciens est désormais le citoyen de la grande famille malgache. Cette « nationalisation » du fihavanana, préalable de l’unité nationale en même temps que garante de son accomplissement, constitue une tâche prioritaire, certes délicate à réaliser et toujours à refaire, mais indispensable. La seconde mutation du fihavanana sera celle de son universalisation, de sa mondialisation, qui implique de reconnaître un parent en tout étranger citoyen du monde. En termes religieux, auxquels la société malgache est particulièrement attentive, on dira que tous les hommes, filles et fils de Zanahary, sont les havana de la grande famille humaine. Ainsi, la culture malgache préservera sa précieuse spécificité, et rendra leur raison d’être et leur fierté nationale aux Malgaches. 

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