La violence du « henamaso »
14 février 2012 - SoatoavinaNo Comment   //   4953 Views   //   N°: 25

Chaque mois, dans sa rubrique Soatoavina, Sylvain Urfer se penche sur un fait de société à Madagascar. Il analyse les valeurs, décrit les blocages, interroge les comportements pour tenter de construire une réflexion capable d’aider chacun d’entre nous à mieux comprendre le pays et à mieux y vivre avec les autres.

Dans les arcanes de la culture malgache, le henamaso tient une place centrale. Mais à l’inverse de concepts tels que le fihavanana, il n’est que rarement évoqué et fort peu étudié1. Son rôle est pourtant décisif dans le fonctionnement social et dans la régulation des relations interpersonnelles. Souvent tenu pour responsable de la force d’inhibition qui bride la personnalité malgache, il n’en comporte pas moins des aspects positifs qu’il importe de valoriser.

Désignant littéralement « la honte du regard de l’autre », le henamaso évoque la honte, le scrupule, la peur, le renoncement. C’est dire toute son ambivalence, qui implique d’une part le respect de soi et des autres, la conformité aux règles sociales et une tolérance extrême ; et d’autre part un sentiment de peur ou de honte qui génère l’hypocrisie, le manque de confiance en soi, ainsi que la crainte d’exprimer son avis et d’affirmer sa personnalité. Une expression courante, l’une des 

rares qui le nomme, en souligne la violence interne : « manao an-kena-maso – agir contre sa volonté, à cause de la contrainte du henamaso ».

Dans le processus d’intégration de l’individu dans la société, le rôle du henamaso est essentiel. Il a pour fonction de rendre les relations humaines conformes aux critères valorisés par l’environnement social, qu’il s’agisse de sexe (supériorité de l’homme sur la femme), d’âge (prédominance de l’aîné sur le cadet), d’ethnie ou de caste (domination du noble sur le roturier et l’esclave), de pouvoir ou d’argent (exaltation du puissant et du riche, mépris du faible et du pauvre). S’étendant à toutes les sphères de la vie, il laisse très peu de place à l’individu, soumis en permanence à l’exigence de se conformer à son statut, et qui exerce une pression analogue sur les autres, dans le même but…

Les conséquences en sont aussi visibles que multiples. L’inégalité de classe transparaît dans la réaction de personnes issues de l’ancienne classe noble et de l’ancienne caste des esclaves : par leur langage et leur comportement, ils expriment chacun leur henamaso de manière opposée et complémentaire, reconnaissant implicitement leur rang social. Utiliser le terme andevo (esclave) est proscrit par le socialement correct, mais on s’honore d’employer le mot andriana (noble), lequel n’est pourtant intelligible que par le renvoi implicite à l’andevo et au henamaso qui lui est associé. Même constatation en matière politique, où le henamaso oblige à taire les turpitudes des dirigeants (trucages électoraux, détournements de fonds publics, abus de biens sociaux, viols) ; il bloque également tout débat contradictoire, paralyse l’opposition et entrave le fonctionnement normal d’une vie démocratique. Enfin, le domaine religieux y participe lorsque sont passées sous silence les dérives de clercs avides de pouvoir, d’argent ou d’aventures sexuelles ; rendant impossible le renvoi des brebis galeuses, le henamaso freine la réforme des institutions et ouvre la voie aux pratiques déviantes des sectes.

Malgré ces tares, le henamaso mérite d’être revalorisé comme code de civilité. Reconnaître le henamaso de l’autre, s’offrir le henamaso, c’est reconnaître le hasina de l’autre (vertu sacrée attachée à tout être) et témoigner du respect qu’on lui porte en tant qu’égal et sujet de mêmes droits. Cette reconnaissance mutuelle constitue la base même du fihavanana et des bonnes relations qui en découlent. Elle représente tout autant le fondement de la citoyenneté et de la redevabilité politique, car le henamaso des dirigeants envers les citoyens relève du même ordre que la redevabilité entre candidats et électeurs. Ainsi, une revalorisation et une rénovation du henamaso pourraient permettre de réhabiliter les droits humains et sociaux auxquels chacun peut prétendre. 

1 Une première publication vient de lui être consacrée : Voankazoanala, Le Henamaso, taureau à dompter – Ny henamaso, ombalahy folahana, Foi & Justice, 2011, 88 pages. 

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