La maison
21 septembre 2012 - FictionsNo Comment   //   1230 Views   //   N°: 32

Ce matin, elle avait fait la grasse matinée. La journée serait longue, et réveillée comme d’habitude avec les premières lueurs de l’aube, elle était restée étendue, sans bouger, écoutant le silence de la maison peu à peu envahi par les rumeurs du dehors. C’était dimanche, et les cloches de l’église catholique au sud avaient sonné bien avant qu’elle ne se lève. 

Les enfants devaient déjà avoir pris la route. Ils avaient dit qu’ils seraient là en début de soirée. C’était une bonne voiture, ils ne risquaient rien, se répéta-t-elle. Et Sim, le chauffeur, connaissait son métier.

Le gardien était déjà parti quand elle ouvrit la porte. Il n’en faisait décidément qu’à sa tête. Après tout, se rassura-t-elle, il faisait grand jour maintenant, et rien ne pouvait plus arriver.

Elle prépara le thé, dans la belle théière blanche, s’installa sur la terrasse avec la tasse rouge. Chaque jour, elle en utilisait une différente. C’était comme prendre le déjeuner avec l’un des enfants.

De là où elle était, elle pouvait apercevoir tout le jardin. La pelouse, les sculptures en bois devenues grises sous les pluies d’orage, les arbustes dans lesquels voletaient des fody, le bouquet de bambous dont les troncs s’entrechoquaient dans le vent. Et la piscine.

L’eau était légèrement brouillée. Elle l’avait signalé au propriétaire mais il n’était pas venu. Il y avait certainement des produits à ajouter mais elle n’y connaissait rien. Lorsque les enfants seraient là, il viendrait, sûrement. C’était toujours comme cela.

Elle fit réchauffer un reste de riz, simplement avec du sel et une grosse cuillerée de miel. Le pot était presque fini, elle hésita un moment, puis le laissa en évidence sur l’étagère.

La maison était propre, chaque jour elle en avait rangé une pièce, profitant d’être seule pour déplacer les meubles, essuyer l’intérieur des placards, faire les vitres. Elle avait toujours aimé faire le ménage. C’était apaisant de se sentir responsable de cet ordre et de cette propreté. Elle n’avait plus qu’à épousseter le grand salon.

C’était sa pièce préférée. Elle commençait par l’armoire des verres. Il y en avait de toutes tailles, de toutes teintes. Certains ne servaient jamais, mais elle les essuyait pourtant avec soin, car le jour, malicieux, savait souligner la moindre trace de poussière. C’était joli, tout cet éclaboussement de lumière. Certainement, il y avait des gens pour trouver absurde de conserver tant de verres sans en avoir besoin. Les gens aiment parler de ce qui ne les regarde pas. C’était pour cette raison qu’elle n’invitait jamais personne. Bien sûr, cela aurait été plus rassurant le soir, mais elle était habituée.

En époussetant, elle pensait à toutes sortes de choses. Avec les années, il y a tant à réfléchir, à se rappeler. Les mains travaillent, le corps bouge, et l’esprit est comme un bateau qui flotte. Parfois, l’eau était calme, comme aujourd’hui, parfois il y avait des vagues et cela donnait légèrement mal au coeur. Comme lorsqu’elle était allée à Foulpointe, avec les enfants, et qu’ils avaient absolument voulu qu’elle monte dans la pirogue. C’est quand même quelque chose, la mer. La première fois, elle était restée sans voix devant toute cette étendue mouvante. Elle avait eu envie d’en mettre un peu dans une bouteille, mais les enfants s’étaient moqués d’elle. L’eau ne bougera plus dans la bouteille, lui avaient-ils dit, ce sera juste quelque chose de trouble, d’une vilaine couleur, tout à fait différente de ce beau bleu, aux mille nuances, qui l’émerveillait. Elle n’avait pas insisté, ils en savaient tellement plus qu’elle. Mais elle en avait eu du regret. Qui sait si un jour elle reverrait la mer.

Après les verres, il y avait la série des photos, dans leur cadre en argent. Elle aimait surtout celle des grands-parents, même si elle ne les avait pas connus. Lui avec son col droit qui lui haussait le cou, l’obligeait à regarder haut, elle avec son chapeau à larges bords qui dissimulait une partie de son front. Mais on voyait bien son sourire. Les lèvres serrées qui avaient l’air de retenir des choses qu’elle ne pouvait pas dire. Cela avait été des gens bien, certainement. Ils n’étaient peut-être pas très unis, à la manière dont il la tenait par le coude, fermement, le regard fixé sur l’objectif. Mais on ne peut pas vraiment savoir. C’est déjà difficile lorsque l’on voit un couple, dans la vraie vie…

La femme devait avoir à peu près son âge. Elle aurait bien aimé lui parler. Savoir comment elle voyait la vie. C’est toujours intéressant de parler avec les gens, surtout lorsqu’ils sont âgés. S’il n’est pas toujours possible de se comprendre, surtout si l’on ne vient pas du même pays, de la même époque, cela ne fait rien. Au fond, les rêves, les chagrins des gens, ne doivent pas être très différents. L’amour, les enfants, l’argent… Et la santé.

Normalement, elle arrivait à la télévision juste avant son émission. Aujourd’hui, elle était un peu en retard, cela avait déjà commencé. Il lui arrivait de regarder des films, le soir notamment, mais souvent, ils montraient des gens méchants, et elle avait du mal à s’endormir. Son émission préférée, c’était sur la santé. Il y avait des invités qui disaient ce qu’ils savaient, et le présentateur expliquait ce qu’on n’avait pas bien compris. Cela apprenait des choses et surtout comment se garder des maladies. C’était très intéressant. Pour sa part, elle ne buvait jamais et ne fumait pas. Grâce à cela, elle vivrait sans doute plus vieille que sa mère, qui avait seulement 70 ans quand elle était morte.

L’émission terminée, elle fit cuire son repas, du riz et pour loaka, les restes de viande du filet de zébu qu’elle avait acheté au marché et bien nettoyé, cuits avec un oignon, un peu de gingembre et d’ail. Elle avait fait les courses l’avant-veille, pour que la viande ait eu le temps de s’attendrir. Elle n’avait pas pris grand-chose, il n’y avait plus beaucoup d’argent dans la caisse.

Elle prépara un gâteau de riz, le dessert préféré des enfants, une salade verte, fit la vaisselle et mit la table pour le soir. Puis elle donna un coup de balai dans la cuisine et dans la salle à manger.

Il lui restait un peu de temps. La salle de bains d’en haut était très claire. Si claire que quelquefois, au printemps, il y avait des oiseaux qui se cognaient contre la vitre, voulant poursuivre leur vol vers cet endroit qui était tout en couleurs blond et blanc. La baignoire était au milieu, enfoncée dans le sol comme un petit lac. Elle ouvrit les robinets, qui lâchèrent d’abord une eau terreuse. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas servi. Elle attendit un moment que l’eau redevint claire, prit le flacon de mousse, celui qui sentait l’eucalyptus, et elle en versa une grosse goutte. L’eau se couvrit d’écume blanche.

Elle resta un moment comme cela, la tête renversée dans l’eau, les yeux fermés. Son corps se délivrait de son poids, de son âge, de sa fatigue, elle aurait voulu s’endormir pour ne plus jamais se réveiller.

L’eau était devenue presque froide, mais elle n’osa pas reverser d’eau chaude. Elle se sentait un peu honteuse, comme si elle s’était touchée entre les jambes. Mais personne ne saurait jamais qu’elle avait pris un bain si elle ne le disait pas. Elle allait bien tout nettoyer, tout sécher avec un linge propre, et ce serait comme si la baignoire n’avait jamais servi.

Elle s’habilla, puis alla s’asseoir un moment dehors, pour faire sécher ses cheveux.

Le soleil descendait déjà derrière les arbres de l’ouest. Elle rentra pour ranger ses affaires, mit tout dans un petit sac de voyage. Voilà, elle était prête. Elle fit un dernier tour de la maison, et sourit. Monsieur et Madame seraient contents, tout était bien propre.

Quand elle sortit, le gardien était déjà là.
– Tout va bien, Tovo ?
– Pas de problème, Madame Juliette.
– À demain, Tovo.
– À demain.
Elle referma la porte à clé, et monta vers la route pour prendre son taxi-be. 

Par #LaurenceInk 

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