La communion
4 mars 2012 - FictionsNo Comment   //   1136 Views   //   N°: 26

Il ne connaissait que le Sud. Connaître, c’est-à-dire aimer, se sentir lié à ce pays comme peut l’être la liane de vanille à son support. De Madagascar, il n’avait pris l’habitude que du Sud, le pays dit « des épines » qui lui avait pénétré dans les chairs, comme celles du Crucifié.

Il y était arrivé jeune prêtre, heureux d’exercer son sacerdoce parmi les païens, de démontrer par une vie exemplaire la force que Dieu prodigue à ceux qui L’aiment. Tout de suite, il s’était senti bien dans ce petit bourg, parmi les bouviers et les chevriers, les planteurs d’arachides et de maïs. C’était une terre rude, avare en eau que le soir des charrettes remontaient du fleuve parfois presque sec, et que les femmes portaient sur leur tête avec une grâce attentive.

À l’époque, il n’y avait guère de Blancs et il avait dû d’emblée pénétrer dans la densité malgache, dans sa langue, dans ses coutumes. Aujourd’hui, il lui arrivait d’en croiser, trop souvent perdus dans leur rêve de paradis, prompts à lui expliquer le pays et ses enchantements. Il les écoutait, souriait, puis s’éloignait, en leur souhaitant bonne chance. Non qu’il refusât leur compagnie, mais que pouvait-il leur dire ?

Seul, il l’avait toujours été. Sauf en ces rares moments où il retrouvait la maison de la Communauté à Tuléar et croisait le regard de ses Frères qui, eux aussi, savaient, sans rien dire ; qui, eux aussi, avaient payé le prix de leur solitude de brousse. Ici, bien sûr, il y avait quelques paroissiens qu’il pouvait considérer comme des amis. Et la petite communauté de Soeurs.

Cela faisait 30 ans aujourd’hui. 30 ans en ce jour de septembre où viendrait à lui une nouvelle génération d’enfants se préparant à la communion.

Il connaissait maintenant par coeur toutes les errances des pistes, chaque village tanosy, tandroy ou mahafaly. Il y était généralement bien accueilli, écouté souvent mais pas toujours entendu, surtout lorsqu’il s’agissait de changer les habitudes. Préserver les puits construits par les étrangers, accepter la vaccination des enfants, les envoyer à l’école, limiter les naissances, diversifier les cultures… Chaque année, il voyait réapparaître sur les marchés, aux jours de grande sécheresse, les petits tas de figues de barbarie, il croisait les mêmes troupeaux de chèvres maigres, et dans la campagne, des files de jeunes filles remontant des puits en terre quelques seaux d’eau boueuse. L’espérance lui était une discipline, et il n’en aimait que plus cette contrée abandonnée de tous, livrée à elle-même, traversée par une route qu’il parcourait autrefois en 4L, quand aujourd’hui il y éreintait son 4×4.

Il s’efforçait de faire de chaque matin la promesse d’une journée neuve dont il lui fallait être digne. C’était son heure préférée, lorsque les coqs s’égosillent, que la terre exhale son parfum sucré de latérite blanche, moite de la nuit. Il faisait frais encore, avant la touffeur du midi où il fallait trouver refuge dans la maison ou sous le kily, planté à son arrivée, maintenant assez haut pour offrir une vraie ombre.

C’était une heure où il priait de simplement respirer. Sans mots, sans même penser. Être à l’écoute de la terre en éveil, des rares oiseaux qui saluaient le jour, en imaginant, dans les cases, les corps émerger des couvertures, les femmes porter un restant de braises de foyer en foyer.

Mais ce matin, il lui était difficile de sentir en lui monter cette paix qui, les bons jours, l’accompagnait tout au long de ses randonnées vers des villages si écartés que les enfants paraissaient encore être le fruit de la volonté de Zanahary, le Dieu Créateur, et non celui d’enlacements nocturnes. Ou diurnes, en bordure des champs.

Il se passa la main sur le front. S’accrocher au rituel. Se doucher à l’eau froide. Se frictionner avec la serviette. Il ne se rasait plus, se limitant à tailler de temps à autre sa longue barbe poivre et sel qui lui donnait pleinement l’allure d’un Monpère.

Tout à l’heure, il dirait la messe. Il aurait, comme à l’habitude, dispersés sur les bancs de bois, quelques vieilles femmes édentées qui s’approcheraient de la table de communion en courbant la tête, deux ou trois hommes, employés du presbytère, et aussi des jeunes femmes, enrobant leur corps parfait de dévotion temporaire.

Car ici, rares étaient les conversions durables. Il en avait été triste au début, accablé même. Puis il avait appris à se réjouir de ces brèves apparitions, espérant que ces engagements de quelques mois demeureraient comme la trace d’une aile de papillon sur leur haut front noir.

Il avait cessé de vouloir les convaincre. Elles le contemplaient avec leurs yeux candides ou rieurs, avec tout ce qu’elles savaient et ne disaient pas, ce qu’elles devinaient mais gardaient comme un secret qu’ils auraient partagé.

Oui, tout le monde savait. Et jamais personne ne lui en avait fait reproche.

Il sentit la panique faire battre son coeur. Il ne devait pas réfléchir, simplement aborder la journée comme à l’ordinaire, additionner les tâches ordonnant les heures. Il s’était établi des règles sévères : coucher à 9 heures, lever à 5, petit-déjeuner après la messe d’un café noir sans sucre et d’une bouillie de maïs, déjeuner à son retour de brousse de crudités, d’une viande en ragoût ou grillée, accompagnée de riz. L’après-midi, il faisait les comptes, lorsque il n’y avait pas catéchisme, de préparation au mariage ou d’autres cérémonies. Dîner à 7 heures, du même menu, sans crudités. Le samedi soir, il s’accordait un whisky. Et un dessert le dimanche, généralement un flanc aux oeufs, sucré.

Il sentait bien, lorsqu’il avait des visiteurs, que cette austérité amusait, quand elle n’impressionnait pas. Mais les rieurs n’avaient pas vécu comme lui si longtemps dans ces pays. Il fallait des remparts. Résister à tout ce qui était là, à la porte. L’absence de pluie qui desséchait les pieds de maïs, brûlant jusqu’aux semences. Les femmes qui mourraient en couches, par manque de soins, par ignorance. L’école si souvent vide de son instituteur, parti chercher sa paye ou cultiver son champ. Jusqu’aux portes du presbytère qui, malgré tous ses soins, ne fermaient jamais bien, et aux marches de l’église, sur lesquelles on butait, parce qu’elles n’étaient pas égales.

Oui, ce pays était difficile. Non par ses rigueurs mais par cette aisance qu’ils avaient à accepter l’incertain, l’imparfait, l’irrationnel. Ici, l’idée même de péché les faisait rire, avec cette bonhomie qui l’aurait enchanté si quelquefois, pour un drame facile à éviter, pour une pauvreté nouvelle, elle ne le mettait en colère.

– Tu mets ta tête à la place de ton coeur, lui disait Ambriana. C’est pourtant bien d’amour dont il parle, ton Dieu, non ?
Il avait eu ses moments d’égarement. Il avait, un moment, oublié qui il était, qui il devait être, et pour cela, toujours, il devrait, en remontant les rues de terre, en recevant les confessions, en prenant la parole lors de la messe, demeurer humble, celui qui comprend, qui partage.

Le chaos était là, tout près. Il l’entendait battre souvent, comme la mer du Nord de son enfance, contre les terres molles de son épuisement.

Il suffisait. Il fallait maintenant se rendre à l’Église. Accepter l’épreuve.

Avec toute la force de Dieu qui semblait parfois l’abandonner, il devait affronter les visages de ces enfants. Leur parler une fois de plus de droiture, de justice, de l’amour de Dieu, mais aussi de son exigence. Les regarder un à un, sans ciller, sans se troubler. Sans attarder son regard sur celle qui serait là, à la peau plus claire, aux yeux presque bleus. La fille d’Ambriana, et l’incarnation de sa faiblesse d’homme.

Par #LaurenceInk 

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