La piste de danse se vida d’un seul coup au rythme langoureux d’un morceau plus ancien que le précédent. Les sifflements de protestation ne semblaient pas effrayer cette dame qui s’avança seule, avec assurance, au beau milieu du dancefloor. Sa robe rouge à bretelles et les escarpins en vernis de la même couleur lui donnaient un certain caractère. La brutalité de ses déhanchements souleva un tonnerre d’applaudissements et de rires ! Et les chuchotements de l’assistance laissaient entendre qu’à chaque soirée privée, elle n’en ratait pas une pour faire son numéro.

Elle n’avait plus la fraîcheur des jeunes travestis qui allait se disputer la couronne de Miss ce soir, mais son enthousiasme semblait comme aiguillonnée par les encouragements de son public. Elle se tortillait dans tous les sens, tout en remontant sensuellement sa robe pour montrer ses jambes lourdes et marquées par le temps. Quelques figures aguichantes s’ajoutèrent aux rigides balancements des hanches. La robe se retroussa de plus en plus pour laisser voir entièrement la corpulence ingrate d’une vraie femme ! La cinquantaine bien entamée, la chevelure courte d’un brun acajou. Elle termina sa prestation majestueusement en petite culotte. « Caroline ! Caroline ! Caroline ! », scanda l’assistance. Acclamée par la foule, elle fit un dernier tour de piste avant de disparaître dans les coulisses.

Les commentaires sur son show allaient bon train de table en table, avec parfois de vrais fous rires. Encore une fois, Caroline avait su démontrer qu’elle restait une figure emblématique des soirées gays. La nature de sa prestation n’était qu’une façon de montrer qu’elle se portait encore bien, fière d’exhiber ses atouts et ses défauts à ceux qu’elle considérait comme ses proches. Elle connaissait tout le monde ou presque et elle était connue de la plupart des pédés, du moins de la capitale. Elle tenait son rang et son rôle. Tantôt médiatrice pour rapprocher deux amis en pleine guerre froide, tantôt « envenimeuse » à dose modérée pendant les accalmies. Sa place était là au milieu des gays.

Elle n’avait aucune tendance homosexuelle , pourtant elle avait adopté depuis toujours ce mode de vie. Au point d’oublier de vivre sa vie de vraie femme et d’être prise souvent pour un travesti. Prête à défendre sur tous les fronts la noble cause des homos, à rendre des services aux « meilleurs ». Elle partageait leurs joies et leurs peines. Elle pouvait être la meilleure conseillère pour certains et la pire sorcière pour d’autres. Elle était imprévisible. Sa capacité à s’adapter à toutes les situations lui avait valu l’appellation « Dame racaille ».

Ce que Caroline adorait le plus, c’était le petit cadeau ! Cette robe rouge Versace que Nirina lui avait ramenée d’Italie, et ces escarpins Jimmy Chou offerts par Mike… Son retour dans la salle fut impressionnant . Vêtue autrement, mais avec une certaine élégance digne d’une dame de fer. Cette fois-ci, Caroline donnait l’apparence d’une Madame de Fontenay présidant l’élection de la Miss Queen. Chaque table s’arrachait sa compagnie, pour son humour et surtout pour savoir qui lui ramenait ces ensembles Chanel qui lui allaient à ravir. De ce côté-là, Caroline n’avait rien à envier aux autres femmes ! 

par #Von