7 - La journée s’était déroulée agréablement, mais ce qui nous a surpris, c’est l’état du pied de N. Il avait enflé de façon étrange, comme s’il avait été piqué par une nuée de guêpes. Le soleil commençait déjà à descendre quand nous sommes allés nous laver près d’un fatsakana, un bassin naturel où l’eau coulait abondamment depuis les hauteurs. Ce filet d’eau semblait jaillir de la terre elle-même, sans canal ni rigole visible.
Un bambou fendu en deux servait de canal, rassemblant le courant en un mince filet jusqu’au bassin. Lemira, lui, refusait de boire cette eau-là, car, disait-il, parfois ses zébus, quand il les montait en haut, s’y soulageaient. Il préférait donc éviter.
Nous plaisantions en nous lavant, mais N n’était pas là. Il semblait pressé de rentrer, vraiment inquiet. Son pied était encore sale, couvert de boue. C’est alors que nous lui avons demandé :
— Et tes sandales, elles sont où ?
Il répondit simplement :
— Je les ai jetées. Elles étaient pleines de boue et déchirées, parce que j’ai glissé. Alors je les ai balancées.
On a tous éclaté de rire en repartant vers le village. N, lui, ne s’est même pas lavé. Il est resté là, à nous attendre. Mais à peine arrivés, il a filé en courant chez lui, boitant et pleurant.
Nous, on riait encore de lui, tout en continuant à faire claquer nos japy — on commençait à bien les manier.
Une fois les zébus rentrés à l’étable, nous sommes montés avec nos japy, fiers d’avoir réussi à les fabriquer, prêts à les faire claquer à nouveau. Mais un malheur approchait.
Le pied de N avait tellement enflé qu’il ressemblait à un ballon. Il pleurait, serré dans sa couverture. Alors, tonton a cassé notre japy et est allé le jeter au feu, comme pour conjurer le mauvais sort.
Nous sommes restés figés, à la fois effrayés et attristés pour N. Puis grand-mère est entrée, exigeant que tout le monde s’écarte.
— Donnez-moi de la cendre chaude, ordonna-t-elle.
À l’époque, grand-mère était encore forte et fière. Elle n’avait pas besoin d’aide ni de canne. Elle marchait droite, ferme.
Elle prit un sac de cendres chaudes, plongea le pied enflé de N dedans, puis le recouvrit entièrement.
N hurla de douleur. Nous, nous étions tristes, perplexes, mais aussi un peu en colère contre grand-mère qui semblait faire souffrir N.
— Faites sortir ces enfants, dit-elle en se redressant.
Nous, ceux qui avions espionné un peu plus tôt, sommes sortis, ne comprenant pas tout.
Grand-mère emmena N se coucher avec les adultes, tandis que nous essayions de nous rendormir, inquiets mais fatigués.
Trois jours plus tard, le pied de N était guéri. Avant cela, il ne sortait plus jouer avec nous. Son pied ressemblait à une brûlure, et il restait immobile, allongé. Chaque jour, nous avions vu l’enflure diminuer, et au troisième jour, la peau était redevenue normale, sans même une petite cicatrice.
Selon N, c’est sa sandale jetée qui avait causé tout ça.
Après cet épisode, nous n’avons plus pu garder les zébus avec Lemira. C’est avec Kalandy que nous avons repris la garde des canards sauvages.
Kalandy avait déjà 17 ans. Beau garçon, il faisait craquer les filles du village. Lui aussi aimait jouer avec nous, surtout avec les cousines de la capitale, qui venaient parfois lui demander de garder les canards.
8 – Avant de relâcher les canetons, il fallait d’abord les tirer de leur cachette.
Sous le plancher de la grande maison, il y avait un sous-sol aménagé en trois pièces, toutes transformées en enclos à volailles. Dans certains coins, des nids pour la couvaison ; ailleurs, lapins, oies, canards, dindons et poules se mêlaient dans un joyeux désordre.
On pénétrait dans la salle où les poules venaient pondre. Un épais tapis de paille couvrait le sol, et l’on devinait, à sa texture, qu’elle cachait encore quelques œufs. Il fallait marcher avec précaution pour ne pas en briser. Nous ramassions ceux que nous trouvions, les glissant dans de petits paniers… et moi, discrètement, j’en faisais rouler un dans ma poche. Pas vraiment pour voler : seulement l’idée de le faire cuire plus tard, pour moi seul.
Puis venait le passage par les rizières. Les canetons trottaient derrière nous, alignés comme à la parade, s’éparpillant parfois pour poursuivre grenouilles, têtards et alevins. Vers midi, on nous appelait pour le repas. Ce jour-là, Kalandy nous avait ordonné de rentrer. Mais je refusai. Je la suivis, armé d’un petit bâton enveloppé de cellophane. Elle ne m’avait pas vu la talonner.
La saison du repiquage battait son plein. Certaines parcelles verdoyaient déjà, d’autres n’étaient encore que nappes d’eau, et quelques-unes portaient les restes secs de la récolte passée. L’eau montait à peine jusqu’aux chevilles. J’accélérai.
Kalandy contournait le centre d’une rizière, là où un caneton s’était égaré. Moi, j’allai tout droit. La parcelle n’était pas comme les autres : au milieu, un trou, circulaire, un vrai bassin. Pas une simple flaque.
Les canetons y flottaient, tranquilles. Je crus que l’eau était basse. Mais dès que je posai le pied… je m’enfonçai d’un coup. Mes jambes prisonnières, incapables de bouger. Je m’agrippai à des touffes d’herbes, criant à l’aide, mais les brins cédaient. Une force invisible m’attirait vers le fond. Mes mains ne rencontraient que vase molle. Et je coulai.
À travers l’eau, je vis encore monsieur Beza courir vers moi. Ce fut ma dernière image avant que tout ne devienne noir. Une pression, une lourdeur… puis plus rien.
Quand je rouvris les yeux, j’étais sur le dos de Beza, ramené vers la maison.
On m’enveloppa dans une couverture épaisse. La fièvre monta. Les adultes parlaient bas. Plus tard, les enfants me racontèrent :
— T’étais déjà loin, au fond. Beza a sauté tout habillé, t’a cherché longtemps sous l’eau, puis il est remonté d’un coup, comme en gravissant des marches, te tenant dans ses bras. Après, il a dit à Kalandy : “Préviens toujours les enfants des endroits dangereux. Et garde un œil sur eux… celui-là, il avait un œuf sur lui.”
Oui. J’avais un œuf.
9 – Une semaine avant le retournement des morts, les festins avaient déjà commencé.
C’est ce moment que choisit Ledoda, celui qui nous avait accueillis à notre arrivée, pour réapparaître. Kalandy nous avait confié qu’il la courtisait, mais qu’elle l’avait repoussé : trop de manières de voyou, disait-elle.
Elle l’évitait. Lui, se servait de nous pour porter ses messages. Un mot doux en échange d’une gorgée de toaka gasy. Tant qu’il nous en versait, nous acceptions. N., lui, avait quitté nos bêtises depuis longtemps. Pas nous.
Sur le chemin, déjà échauffés, nous imitions les ivrognes, titubant exprès, éclaboussant nos habits. On décida de les laver avant de se faire gronder. Avec un cousin, nous partîmes à la rivière, loin du village. Un vieux pont de bois permettait aux piétons de traverser ; charrettes et zébus entraient directement dans l’eau. On frotta nos vêtements, puis on s’aventura dans les zones profondes. On nagea. On rit. Le temps s’effaça.
Pendant ce temps, au village, on nous cherchait. Nous rentrions, bras dessus, bras dessous, quand grand-mère surgit, une branche souple à la main. Le châtiment fut immédiat.
Nous jurâmes que nous n’avions fait que laver nos habits.
De retour à la maison, nouvelle engueulade. Interdiction de bal. Pendant que la fête battait son plein, nous étions dans la cuisine avec Beza, surveillant le feu.
— Vous ne veillez pas ce soir ? Et d’habitude, vous surveillez quoi ?
— Les voleurs de zébus, répondit-il. Et les sorciers aussi.
Nous éclatâmes de rire.
Un peu plus tard, grand-mère le manda : le bois manquait. Il partit aussitôt, appela Lemira et trois amis. Nous les suivîmes de loin. La nuit tomba. Lemira nous glissa :
— Ce soir, vous allez voir quelque chose de hors norme
Près d’un grand eucalyptus, Beza s’approcha… et soudain, un éclair frappa l’arbre, le brisant net. Quand la fumée se dissipa, il nous fit signe d’avancer. Nous ramassâmes les morceaux.
De retour à la fête, un homme suffoquait : il avait tant mangé que la nourriture lui bloquait la gorge.
10 – Bien des choses se passèrent avant le famadihana. Mais je ne peux tout dire.
Il y eut cet homme qui s’étouffa avec… des cheveux. Entre rire et gêne, il accusa la sorcellerie.
Le jour du retournement des morts, un phénomène étrange : juste avant l’ouverture des caveaux, un tourbillon de vent et de fine pluie s’éleva autour du tombeau. Beza bondit dessus, leva les yeux… et le vent s’arrêta net. Silence absolu. Puis la musique reprit.
Deux jours avant notre départ, j’accompagnai grand-mère pour semer le riz. Les sacs de semences étaient dans un petit grenier en hauteur. Fier, je portais un des sac sur la tête. Sur la diguette, je glissai : tout mon corps plongea dans la boue. Le sac, lui, roula sur le bord.
La gifle fut immédiate. Mais les graines, tombées dans la vase, remontèrent à la surface lorsque grand-mère pencha doucement le panier. Elles rentrèrent d’elles-mêmes. Nous pûmes continuer à semer. Elle ne dit rien… sinon rire lorsque je lançai :
— La prochaine fois, c’est moi qui tiens le panier.
Je ne suis jamais retourné là-bas. Grand-mère est partie. Beza aussi. Mais leur souvenir vit encore. Surtout celui de Beza, dont les dons intriguèrent longtemps.
Ceci n’est pas une histoire pour effrayer. C’est une histoire pour rappeler que le pouvoir n’est pas toujours mauvais : tout dépend de celui qui le tient. Beaucoup se disent initiés mais leurs intentions sont tout autres.
Merci d’avoir lu.