BEZA
22 juin 2025 // Mistery // 2695 vues // Nc : 185

C’était la saison du famadihana, le retournement des morts. Comme il est de coutume chez les Malgaches des Hauts Plateaux, ma famille et moi avons pris la route vers la campagne pour participer à cet événement ancestral. Ce voyage était censé n’être qu’un simple pèlerinage familial, mais la vie, capricieuse, en avait décidé autrement. Le surnaturel s’est invité sans prévenir. Difficile à expliquer avec des mots, mais ce que je peux affirmer, c’est que les Malgaches ont une manière bien à eux de dialoguer avec l’invisible. Ils savent naviguer dans une dimension que la science ne saura jamais appréhender. Ce que nous avons vécu dépasse l’entendement. J’ai vu des choses interdites — les fady, foulé des terres sacrées, et frôlé la mort dans une confrontation avec l’inexpliqué. Voici mon histoire.

1 - Ma mère est originaire d’un petit village niché dans la campagne de Fandriana. Elle y est née, mais a grandi à Antsirabe après avoir suivi son père, puis a déménagé à Antananarivo avec mon père. Elle et son père étaient très liés, unis par une grande affection, mais le temps avait fini par les séparer. Ce retour aux racines était donc aussi l’occasion pour elle de renouer avec ce passé. Nous étions trois enfants. Aucun de nous n’avait jamais mis les pieds à Fandriana. J’étais l’aîné, âgé de dix ans à l’époque. Mes deux petites sœurs m’accompagnaient ; la cadette était encore nourrie au sein. J’étais surexcité à l’idée de visiter le village natal de ma mère, de découvrir les lieux où elle avait vu le jour. Ce serait aussi une occasion précieuse de retrouver nos cousins, venus de Fianarantsoa et d’Antananarivo. Tout le monde s’était donné rendez-vous pour le retournement. Beaucoup avaient pris de l’avance, histoire de profiter un peu avant le jour J. Nous avons donc pris la route un vendredi matin, très tôt, en empruntant la Nationale 7. Il faisait déjà nuit lorsque nous sommes arrivés à Fandriana.

Il nous restait encore plusieurs kilomètres à parcourir à pied pour atteindre notre destination. Il était 20 heures lorsque nous avons mis pied à terre à la gare routière. L’heure tardive et l’obscurité nous ont poussés à demander conseil aux habitants. Plusieurs nous ont vivement déconseillé de continuer de nuit. Le chemin était long, mal entretenu, et potentiellement dangereux — on risquait de tomber sur des brigands, ou pire, de croiser ceux qui œuvrent dans le monde invisible. Ce n’était pas prudent, surtout pour une femme seule avec trois enfants.
Le chauffeur du taxi-brousse, prêt à nous aider, a proposé :
« Si d’autres veulent nous accompagner avec mon receveur, je veux bien y aller. Mais à deux hommes seulement, ce serait trop risqué. »
Ma mère s’est donc mise à chercher des volontaires. Elle est revenue avec cinq hommes que l’on qualifierait, à tort ou à raison, de "délinquants", selon les jugements fatigués de la société. Mais en vérité, ils n’étaient pas mauvais. Leurs mots étaient rudes, leurs habits un peu provocants, mais leur intention semblait bonne.
Leur chef, surnommé Ledoda, a accepté :
« Pas de souci. Achète-nous juste de quoi manger pour ce soir et nous vous accompagnerons. »
Maman s’est exécutée, encouragée par les gens sur place. Durant le repas, elle nous a décrit son village : enclavé entre les falaises, inaccessible aux véhicules, perdu entre forêt et silence. Le plan fut vite tracé : le chauffeur nous déposerait sur l’un des sommets, et les cinq hommes nous escorteraient jusqu’à la maison de notre hôte.Il fallait traverser une forêt de sapins et de fougères, sur un sentier à peine visible, que seuls les initiés connaissaient. Heureusement, Ledoda connaissait bien les lieux — il connaissait même la mère de mon grand-père. Nous avons donc quitté Fandriana à 21h30 précises.

2 - Le véhicule roulait dans la nuit noire, enveloppé d’un silence étrange. C’était une vieille voiture spacieuse. À bord : ma mère, mes deux sœurs, moi, les cinq compagnons, le chauffeur et son receveur. Les conversations allaient bon train. Je ne dormais pas ; j’écoutais, fasciné par les plaisanteries des hommes. Ledoda racontait :
« Je récupère des œufs tous les mois chez grand-mère Razafy. C’est pour ça que je connais si bien ce coin. »
Cette Razafy, c’était la grand-mère de maman, donc la mère de mon grand-père. Une femme encore vive malgré l’âge. Maman nous avait mis en garde : il faudrait être sages, car cette grand-mère-là ne plaisantait pas. Soudain, le klaxon de la voiture s’est mis à retentir sans relâche. Intrigué, j’ai demandé pourquoi. Ledoda m’a répondu simplement :
« C’est pour éloigner les fantômes. Ils détestent le bruit. »
Quelques instants plus tard, nous sommes arrivés en bordure de falaise. Le chauffeur a stoppé net.
« Voilà, c’est ici. Dépêchez-vous. Mieux vaut ne pas traîner. »
Tous étaient sur le qui-vive. Avant de partir, Ledoda demanda au chauffeur :
« Ne coupe surtout pas le klaxon, même si tu ne bouges plus. »
Je suis monté sur le dos de Ledoda. En file indienne, éclairés par deux grandes lampes torches, nous avons entamé la descente dans la forêt. Le sentier, glissant à cause de la brume et de la rosée, rendait la progression difficile. Et soudain, un énorme oiseau surgit devant nous, nous coupant le chemin. Pris de panique, Ledoda fit un bond en arrière, m’entraînant dans sa chute. Je tombai violemment sur le sol, mes jambes coincées par ses bras. La douleur me fit pleurer — mais plus encore, c’est la peur qui noua ma gorge.Ledoda me releva sans attendre. Il pressa le pas, sentant l’arrivée proche. La tension commençait à se dissiper. Mais à une centaine de mètres de la maison, une silhouette masculine surgit à notre droite. Ledoda braqua sa lampe sur lui. L’homme, droit et immobile, demanda d’un ton grave :
« Où allez-vous à cette heure ? »
Sans perdre son sang-froid, Ledoda répondit :
« On ramène cette femme et ses enfants chez grand-mère Razafy. »
L’homme nous observa, puis adoucit sa voix :
« Très bien. Suivez-moi. On ne peut pas circuler seuls ici la nuit. »
Nous lui avons emboîté le pas, sans poser de questions. Il nous guida jusqu’à la maison, et avant de nous quitter, il se tourna vers ma mère :
« Bienvenue à vous, madame », dit-il en prononçant son nom.
Ma mère, surprise, ne le reconnaissait pas. Et pourtant, c’était Beza, le fils du frère de son aïeule — un cousin éloigné. Il avait l’âge de mon grand père.
« Vous pouvez rentrer. Mais je vous en prie, ne recommencez plus cela. C’est bien trop dangereux. Attendez toujours le matin. »
Avant que le groupe d’homme reparte, il tendit à Ledoda une petite botte d’herbes séchées, puis les cinq hommes firent demi-tour. Beza ouvrit la porte de la maison. Nous étions enfin arrivés. Et malgré les murs qui nous entouraient désormais, un seul son continuait de briser le silence absolu du village : le klaxon de la voiture. Ce fut le dernier bruit. Le reste, c’était un silence épais. Un silence trop profond pour être normal.

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