« À la dérive » d’Amal Sewtohul.
12 décembre 2014 - CulturesNo Comment   //   1699 Views   //   N°: 59

«… Il y a un autre monde dehors qui est à nous aussi »

Harlem, Eddy Harris.

Le dernier roman d’Amal se passe à Madagascar. Des sous-entendus peuvent être saisis surtout si l’on sait que, de 2010 à fin 2013, l’auteur servait comme diplomate à Madagascar. Dès les premières pages cependant l’on est rassuré. On retrouve son regard tendre et nostalgique sur la vie mais également les protagonistes de son premier roman Histoires d’Ashok et d’autres personnages de moindre importance (Gallimard, 2001). Ashok et André, puis une « fracture de la réalité, flamme légère comme ces feux bleus qui s’épanouissent l’espace d’une seconde lorsqu’un chef verse du vieux cognac sur une casserole. Ivy !» Une relation triangulaire impossible et qui forme le socle du roman.

 

Il y a aussi une intrigue policière, avec un brin de magouille politique ! Mais Amal Sewtohul accroche surtout par sa façon de nous raconter. Les accessoires, c’est rien que pour évoquer de vieux rêves qu’il a du mal à enterrer. Plus exactement, des vieux personnages attachants et drôles pour lesquels il invente une histoire rien que pour les voir revivre. Le ton n’a rien à voir mais le personnage principal me fait penser à celui de mon auteur préféré, Richard Brautigan, dans un vrai pastiche de polar Un privé à Babylone. Comme le privé de Babylone, Ashok est tout seul et ne se débrouille pas bien. Il a du mal avec Ivy, avec son travail, comme avec la vie en général.

On lui adresse ainsi des confidences de ce genre : « Bien sûr, on ne vous force pas. Mais entre vous et moi, votre supérieur ne vous aime pas beaucoup. N’oubliez pas que vous êtes à l’essai et que votre confimation à votre poste dépend de son évaluation. Si j’étais à votre place, je ne dirais pas non à un petit changement d’air». Mais ce qui a fait basculer l’histoire, bien sûr, c’est ce que lui dit André : «Il paraît qu’Ivy vit à Tana… » Et c’est donc ainsi qu’Ashok quitte son île natale.

Cela démarre en Haute-Ville, caracole de réceptions en magasin d’artisanat, en passant par les inévitables boîtes de nuit. Puis cavale vers la côte Est, partie de cache-cache sur les Pangalanes, traversée sur le navire Trochetia, retour à Maurice chez Jay Singh, le bar mythique de Sodnac, où auparavant Ashok, dans le premier roman, n’osait, je crois, entrer, pour finir sous un flamboyant, sur une place improbable où défilent des souvenirs d’enfance, de jeunesse, des fantômes et même des évadés de Made in Mauritius (Gallimard, 2012).

Entre-temps un meurtre, du trafic d’influences mais aussi de choses de valeurs ; des pierres, du bois précieux, des animaux protégés ? Il est difficile d’être catégorique. Je ne suis pas sûr par exemple qu’Ashok aime Ivy, peut-être qu’il la désire, comme l’on désire «le monde des beautiful people que proclame l’évangile des magazines comme Vogue. Mais rien que de l’avoir vue a transformé Ashok « en aventurier déréglé » ! Le début, peut-être de la dérive ? Pas sûr non plus qu’Ivy préfère André ; elle se donne à André. Mais on se met à envier Ashok bourré et tombant dans les vapes quand elle lui tamponne le visage avec son mouchoir.

André n’est pas non plus le salaud qu’il paraît. C’est juste un «costaud » qui « cultive une vingtaine de sourires différents, et toute une panoplie de voix, d’accents et d’expressions, qu’il ajuste selon le public auquel il s’adresse ». On le croit cependant quand il dit à Ashok : «Si jamais tu rencontres Ivy là-bas, tu lui diras bonjour de ma part. Tu lui diras que… tu lui diras que j’aimerais… » Les trois points de suspension compris ! Drôle, tendre, précis comme un scalpel, Amal nous embarque à la dérive entre rêves éveillés et vies rêvées de ses personnages de moindre importance mais, ô combien, si proches. Et il y a même du sexe, presque une scène de ménage ! On se régale.
Lémurifiquement vôtre,

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